L’Errance

ERRANCE ET LITTERATURE
APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE

Philippe LE FERRAND
Psychiatre
Coordinateur de l’équipe mobile de Rennes

On ne choisit pas de quitter sa terre. On y est mené par plus grand que soi, par plus fort que soi, par l’instinct de survivre, par l’urgence. Il y a trois millions d’années, Lucy la célèbre australopithèque se noyait, quelque part en Ethiopie. Sans doute loin de son territoire, sans doute animée par la faim ou la peur. Elle ne fut pas la première, et derrière elle, combien encore ont creusé le sol de leur errance, construisant pas à pas l’histoire de l’humanité.
L’errance est fille du désespoir et de l’abandon. Elle est au cœur de tous les mythes, des légendes, des civilisations.

Pour Heidegger (1), elle est au cœur même de l’individu « jeté dans le monde ». Elle est à l’origine de l’humanité : Adam et Eve chassés du jardin d’Eden et condamnés à l’exil. Elle nourrit la littérature depuis « Don Quichotte » le chevalier errant de Cervantès (2) jusqu’aux « Anges vagabonds » de Kerouac (3). Images mythiques, tragiques ou romantiques, qui dissimulent la réalité banale de la souffrance intime. Pour l’écrivain suédois Harry Martinson (4), l’individu errant est avant tout dépossédé de lui-même : « Y en a-t-il encore parmi vous qui pensent que les vagabonds prennent la route par désir de jouissance ? Ces hommes là sont égarés. Et on leur reproche leur égarement. […]. Les hommes qui sont couchés là sont paresseux, déprimés, égarés. Mais ce sont des hommes ; et ils ne sont pas paresseux, déprimés ou égarés parce que c’est amusant de l’être. Ils sont vagabonds, par malaise. Et ils fuient ce malaise. Ils espèrent un miracle ». (*)

Pour Martinson, l’errance est le contraire du voyage. L’errant ne sait pas où il est parce qu’il ne sait pas où il va. Il a un sentiment d’égarement, de perte de soi au bord d’un monde sans limite où rien n’a de sens parce qu’il n’y a plus de certitudes. Ce voyage qui échoue n’est que la fuite du lieu d’origine vers un ailleurs accueillant parce que dans « l’ici » rien n’est familier, tout est hostile.

Ce sentiment de perte de familiarité, de fragilité face à un environnement surpuissant est le cœur de la faille identitaire de l’individu en errance. En effet, pour Husserl (5) appréhension de soi et appréhension du monde sont simultanées et il existe une dialectique soi/monde dans laquelle la solidité du soi nécessite l’ordonnancement du monde, et inversement. L’ «être au monde » de la phénoménologie est le point central de ce trouble du rapport à l’espace qu’exprime l’errance. Pour Husserl en effet, être soi, c’est non seulement percevoir l’espace mais aussi se mouvoir et agir dans l’espace, c’est habiter le monde. Cet espace qui dépend de l’expérience sensorimotrice active est « le monde de la vie », espace phénoménal que Husserl distingue de l’espace euclidien dans lequel les choses sont fixes une fois pour toutes, isolées les unes des autres, à une place définie. Pour Husserl « le monde de la vie » est une sorte de niche écologique individuelle caractérisée par une organisation familière pour l’individu. C’est un monde qu’il a construit et auquel il donne une forme, un contenu, une durée par le fait même de l’habiter. Pour Husserl « nous habitons le monde avant de nous y présenter comme sujet face à un objet. Les êtres et les choses du monde nous sont données à partir et sous l’horizon de cet « habiter ». C’est parce que l’habitant crée son habitat qui en retour l’astreint à y jouer son rôle d’habitant que toute altération du sentiment d’existence se traduit aussi par une altération de l’espace et du temps vécus. Le monde vécu familier se rétrécit tandis que l’au-delà du monde familier s’impose sans distance ni délimitation dans l’angoisse de l’inquiétante étrangeté.

L’individu est comme transpercé, agressé par un environnement vécu comme fondamentalement étranger et hostile comme l’exprime Peter Handke (6): « j’ai été harcelé toute une vie, le plus douloureusement par le fait que le monde était inapprochable, insaisissable, inaccessible et qu’il m’excluait ».

Lorsque l’environnement perd sa familiarité, le sentiment d’insécurité oblige dans un premier temps à cliver le monde en une partie habitable où l’ordre et la sécurité règnent et une partie chaotique imprévisible et menaçante. Ce n’est que lorsque l’habitat de sécurité s’est rétréci jusqu’à disparaître qu’il ne reste plus que la solution de la fuite parce qu’on est soudain sans abri et exposé aux agressions de l’environnement. L’individu en errance n’est plus alors qu’un fugitif perpétuel, assiégé, menacé d’être délogé de ses refuges provisoires et jeté dans le vide. Accablé par la proximité des choses et l’excès perceptif, il est contraint de partir à la recherche d’un sanctuaire où il pourrait vivre loin de ces menaces. Il n’a de cesse d’atteindre un ailleurs accueillant pour échapper à l’hostilité du « ici ».

L’errance est alors la réponse à la question « qu’est ce que je fais ici ? », « je n’ai rien à faire ici, il faut vite partir ». Tout se passe comme si l’individu était pris dans une force centrifuge qui le jetait en permanence à la périphérie de son monde au bord d’un no man’s land sans limite. Il déploie toute son énergie pour regagner le centre, lieu où il sera à nouveau en harmonie avec le monde, les autres et lui-même. C’est parce qu’il a peur d’être englouti par l’environnement que l’errant est obligé de bouger sans cesse. Le cheminement est une tentative de spacialisation et de temporalisation d’un monde au bord de la déréalisation. Le mouvement crée l’espace et la durée du trajet crée le temps. « El camino se hace al andar » (le chemin se fait en marchant) écrit le poète espagnol Antonio Machado(7), c’est là le processus de création de sens par le mouvement. La caractéristique de cette trajectoire est cependant son absence de but. Ce n’est pas un itinéraire, on ne peut pas la raconter car c’est la pseudo-histoire d’un projet illusoire. La fuite compulsive de l’ « ici et maintenant » à la recherche vaine d’être ailleurs dans un avenir incertain est différente du projet authentique qui s’appuie sur le passé et un présent solide. Au contraire, dans la fuite vers un lieu et un avenir idéalisés, il y a rupture avec le passé et le présent dans une quête rêvée d’une liberté totale dans un lieu sans contrainte où on ne dépend de personne. C’est la fugue du Grand Meaulnes (8), « Le pays où l’on n’arrive jamais » (9) . Le futur fantasmé est dominé par l’image d’une vie sans obligations ni conflits dans un monde d’harmonie où l’individu errant pourra enfin parvenir à la plénitude de son existence. Cette liberté revendiquée ne se définit qu’en négatif : absence de contraintes et de frustrations. Elle est un indéterminisme sans volonté qui cache une réelle impossibilité de faire des choix. Elle est à l’opposé de la liberté selon Kant qui est une manière de s’insérer dans le monde et de le modifier en fonction des contraintes, et ainsi « s’appréhender soi même en devenir » (10).

Entre l’ « ici et maintenant » et l’ « ailleurs plus tard » l’individu se situe dans un monde intermédiaire toujours à la frontière du monde de la vie. Il est en situation de vagabondage relationnel sans attache, coupé du passé et sans projet, coupé du futur, dans un temps intermédiaire, flottant, indéfini. Le lieu de l’errance est un non lieu, un no man’s land intersubjectif où on est étranger, y compris à soi-même. C’est un désert paradoxal : lieu de l’esseulement et de l’abandon, et en même temps lieu de la tranquillité et de l’auto-suffisance quand le monde humain est trop chaotique et hostile. Mais le désert n’est qu’un monde de scorpions et d’anachorètes, on le traverse parce qu’il est inhumain et inhabitable. Ce désert où on erre est encore moins pénible que le désert affectif car derrière la revendication de liberté absolue se cache le paradoxe d’un besoin et d’une peur de dépendance absolue. La dépendance est vécue comme une protection idéale et en même temps une menace pour sa propre identité par le risque d’intrusion qu’elle implique.
L’errance tente de sortir d’un paradoxe où l’autre devient une telle absolue nécessité que ce dont « on a le plus besoin est ce qui est le plus menaçant ». (Jammet)
L’errance éloigne de l’autre, de sa demande, des contraintes qui limiteraient la liberté.. Le désir de fuite c’est cette peur de la soumission à autrui avec un « ici et maintenant » qui est déjà vécu comme une tentative d’aliénation de soi par les autres.

Cette quête d’un ailleurs ressemble à un désir de voyage initiatique où on apprendrait le secret essentiel qui comblerait le manque à vivre. L’errance est l’échec de ce voyage. C’est une scène de la disparition du sujet et non de sa construction parce qu’en réalité c’est la recherche du lieu fantasmé, du paradis perdu de l’enfance, le pays de cocagne. Le mouvement en jeu est une tentative de reconstruction de l’enveloppe de maternage et de l’espace transitionnel de la petite enfance en provoquant une tension dans « l’entre deux » entre le dedans et le dehors. L’errance est cette tentative de reconstruction de l’identité mais le voyageur à la dérive est « comme Don Quichotte un chevalier errant qui ne parvient pas à rejoindre le cœur de l’identité »Foucault (9)

(*)Ces vagabonds, bien des associations en ont fait leur credo, multipliant les actions et les effets médiatiques. Parmi elles, « Les enfants de Don Quichotte » tentent d’éveiller les consciences en affichant, consciemment ou non, la quintessence de ce paradoxe. Les enfants de Don Quichotte suivent-ils leur illustre aïeul dans un combat glorieux, mais perdu d’avance, ou alors, sont-ils eux aussi de ceux qui traînent par les routes leur détresse et leur triste figure ?

BIBLIOGRAPHIE

1 – Heidegger M., Etre et temps, Gallimard, 1964
2 – Cervantes (de) M., L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Editions du Seuil, 1997
3 – Kerouac J., Les anges vagabonds, Editions Folio
4 – Martinson H., La société des vagabonds, Editions Agone, 2004
5 – Husserl E., Méditations cartésiennes, Editions Vrin, 2000
6 – Handke P., Mon année dans la baie de personne, Gallimard, 1997
7 – Machado A., Poesías, Editions Losada, 1974
8 – Alain-Fournier, Le grand Meaulnes, Le livre de Poche, 1970
9 – Dhôtel A., Le pays où l’on n’arrive jamais, Editions Pierre Horay, 1955
10 – Kant E., Critique de la raison pure, Flammarion 2006
11 – Foucault M., Les mots et les choses, Gallimard, 1990

Etude philosophique sur la précarité

la précarité

une étude philosophique du concept de précarité .

Il y a déjà une méfiance face à cette notion vague parce qu’elle est appliquée à tous les domaines: la vie est précaire, le travail est précaire, précaire est synonyme de vulnérabilité, d’incertitude tout particulièrement vis-à -vis de l’avenir.

il est dit que la précarité serait naturelle . Elle ne va pas pourtant sans un arrière-fond religieux. La question peut également se poser autour du sens étymologique du terme précaire : celui qui est en situation de prier (idée religieuse). La précarité serait à positiver , ce qui ne va pas sans arrière-pensée idéologique: justifier un artifice social et économique.

Est-ce la vie qui est précaire ou plutôt l’existence ancrée dans un système économique et social, qui génère des pathologies ?

On distingue assez rapidement une précarité normale qui serait inhérente à la vie d’une la précarité pathologique, pour laquelle il y a souvent confusion avec le terme vulnérabilité. Notre idée serait de contester cette distinction parce qu’elle tendrait à naturaliser le concept de précarité. la précarité normative est une dynamique qui instaure la confiance en l’autre , la confiance en soi et la confiance en l’avenir. La capacité de demander serait positive.

La précarité exacerbée ne serait qu’une différence de degré , un passage à la limite aboutissant à un état pathologique: une triple perte de confiance.

Un concept naturel?

Il y aurait une différence entre la précarité normale constitutive de l’humanité et la précarité exacerbée. La première signifie la vulnérabilité de chaque être humain. Personne ne peut vivre seul. Le modèle serait le nouveau-né, nu, entièrement dépendant de son environnement pour sa survie physique mais aussi pour son accès à l’humanité par la médiation de l’autre et des autres.

Le nouveau né va devoir être autonome. Il bénéficie d’une protection ambiguë. D’emblée, il est important de faire la distinction entre précarité et vulnérabilité, entre la carence des besoins biologiques et les besoins vitaux.

Martin Heidegger, le philosophe allemand, parle de « l’Homme jeté dans le monde », en référence à l’enfant nu en situation de vulnérabilité. Le premier traumatisme est celui de la naissance, avec un monde qui ne va pas répondre aux désirs de l’enfant.

On généralise en vue de normaliser un état de fait construit afin d’empêcher toute réflexion. Le terme de précarité est un obstacle à la réflexion, il s’agit d’un mot utilisé pour ne pas analyser la réalité.

Tout est précaire. C’est une fatalité ou un état de fait. La généralisation vise à justifier un état de fait , à la normaliser, à la rendre évidente, comme allant de soi: une réalité indiscutable. Il faut s’y faire sinon on en souffre: principe de réalité contre principe de plaisir, sagesse contre illusion, ne pas prendre ses désirs pour la réalité. Le substantif sous-tend une réalité que l’on affirme être permanente. Il y a une illusion grammaticale à dénoncer selon Nietzsche, philologue, philosophe et poète allemand dans le sens où il est important de se méfier du langage pour mieux comprendre une réalité. On appelle à la réalité pour faire accepter l’intolérable, c’est la vie! Et réifier ce qui n’est que concept.

.

Jean Furtos, psychiatre français, fait la distinction entre l’état de précarité et le sentiment de précarité, avec l’idée que le sentiment renvoie à l’accumulation d’évènements alors que l’état renvoie à l’urgence. Cependant, le sentiment de souffrance est lié à des éléments objectifs et des facteurs environnants.

On cherche des solutions immédiates mais il y a impossibilité de trouver les moyens de les résoudre collectivement. La précarité serait un instant momentané et nécessiterait le besoin d’une aide ponctuelle afin de sortir d’une situation difficile

Qu’est-ce qu’un précaire? S’agit-il d’état momentané? Si je ne paye pas mon loyer, je risque de perdre mon appartement et si je suis en défaut de paiement ,c’est que je n’ai pas assez de travail ,qu’il est trop irrégulier, trop mal payé: je n’arrive pas à trouver du travail pour pouvoir payer mon loyer. On remarque qu’il y a une série causale qui va enchaîner les problèmes et les compliquer : perdre l’appartement c’est ajouter un obstacle à la recherche de travail. Je peux d’ailleurs travailler et ne pas pouvoir me payer ce loyer. Le travail n’est qu’un moyen de survie. Si l’entrée d’argent était stable ou régulière, il n’y aurait pas autant de problèmes. Toute une vie est fragilisée avec un sentiment de pouvoir tout perdre d’un instant à l’autre. On parlerait de précarisation comme d’un processus de fragilisation: s’il y a urgence de payer le loyer, c’est qu’il y a déjà un moment qu’il y a un manque d’argent, le loyer n’a pas toujours été payé à temps, le gérant n’est plus très conciliant ou il y a des dettes auprès des amis que l’on ne peut plus solliciter, la banque ne fait plus crédit et l’assistante sociale a déjà donné.

Cette histoire est celle d’un individu qui vit ces difficultés pour une courte période ou qui galère depuis longtemps. Elle peut être celle de nombreuses personnes qui vivent une situation générale correspondant au marché de l’emploi: peu d’offres ou des offres insuffisantes pour assurer une vie décente permettant de payer régulièrement un loyer même modeste. Le précariat serait cette situation collective, cette catégorie à plusieurs, jamais vécue ensemble. Il y a un isolement des individus . Le chacun pour soi n’est pas un égoïsme, l’individualisme est à différencier de l’individualisation. L’individualiste pense avoir une vie suffisamment riche, qui lui suffit ; c’est le contraire chez le « précaire ». L’individualisme repose sur un idéal collectif: l’accomplissement de soi, un épanouissement passant par la réussite. L’individualisation est une division, un isolement qui extériorise de l’ordre social. C’est une déliaison sociale, du socius qui vulnérabilise la personne, la déshumanise parce qu’il y a une crainte obsessionnelle de perdre des droits fondamentaux (travail, logement)

C’est un processus d’instabilité qui vise des individus pris un par un et dont l’avenir n’est pas assuré. C’est le processus de fragilisation qui fait que la situation peut basculer. Le processus peut exister dans la durée et représente le risque de chuter, de descendre en dessous du seuil de pauvreté : notion de désespérance. La souffrance n’est pas la conséquence d’un déficit personnel mais de la fragilisation des facteurs objectifs qui confèrent à l’existence un bien-être: le bonheur est lié à des critères matériels: le confort n’est pas assuré. Caractérisée par une forte incertitude sur la possibilité de pouvoir retrouver dans un avenir proche la situation qui est considérée comme « acceptable », c’est une notion subjective et relative car elle se définit par rapport à une situation « acceptable » et au sein d’une société donnée. un arrêté de 92 définit 5 catégories de personnes en situation de précarité. Les critères objectifs et subjectifs se disputent.

Le confort n’est pas assuré à partir d’un idéal pour « le précaire ». Il est question de fragilité dans le sens où l’individu ne va rien gagner, se retrouver SANS, manquer de l’essentiel. Idée d’une exclusion, cesser d’être parmi les Hommes.

Exister donne l’impression de vulnérabilité, fragilité et nudité. Exister signifie « être hors de soi » d’où l’impression d’être précaire car exposé au danger. Rien n’est donné de soi. Exister, c’est vouloir, désirer prendre des risques. Pour la personne en situation de précarité, cette possibilité n’existe plus puisque tout est déjà dangereux. Une conjonction entre un seuil de pauvreté et cette fragilité: ne rien gagner, ne rien espérer mais la peur de perdre, de se retrouver sans (sans travail, sans logis…). Peur de manquer de l’essentiel. Entre pauvreté (produire peu) et exclusion: cesser d’être parmi les hommes. Différence entre être et exister: ex-sistere être hors de soi, en dehors de soi, soumis à toutes les contingences, les accidents: passivité de l’être errant à la poursuite de soi-même. un être au-delà de l’être, se questionnant sans aucune assise.

Insécurité/Précarité : la précarité n’est-elle pas une insécurité temporelle? Aucune confiance en l’avenir

La société « offre » la possibilité d’un accomplissement de soi, idée d’une pensée collective alors que l’individualisation provoque la division.

►Exemple des anciens fumeurs qui sont intolérants à la fumée. Notion d’appartenance.

La précarité est psychosociale.

La précarité objective peut-elle produire de la pathologie ?

Se trouver en situation de précarité n’est pas une pathologie en soi. « Trop » de précarité peut en revanche mettre à jour une certaine pathologie ou en provoquer.

Même quand les filets sociaux sont importants, il existe des fragilités psychologiques.

Il est relevé qu’il est plus difficile d’être précaire aux Etats-Unis car il n’existe aucun filet social, ce qui donne lieu à l’effondrement de l’individu. Il faut être un « winner », ceux qui sont enclins à la fragilité sont rejetés, déniés.

Le concept renvoie à la notion du plein et du vide (précaire), qui renvoie à la société de consommation, avec l’idée qu’il faut se nourrir d’objets extérieurs.

Il existe une peur de perdre et de dévoiler des fragilités, peur fondée sur le mode de fonctionnement sociétal actuel.

Précarius : terme juridique, notion de dépendre de l’arbitraire de quelqu’un d’autre.

La déliaison sociale vulnérabilise et déshumanise la personne (référence à l’ouvrage de R. Castel sur « la désaffiliation »). Le concept d’anomie (Durkheim) : perte du lien social. Une situation d’anomie bien que la loi se veut de plus en plus répressive ,contre soi: elle ne défends plus , ne protège plus. Une course vers l’autoritarisme alors que l’ordre social perd de son autorité. Construction de normes pour compenser des valeurs qui se démonétisent.

La précarité se caractériserait par la perte possible ou avérée des objets sociaux, structurant de l’être ou plutôt par son obsession, la pensée de la perte omniprésente.

il y aurait une interdépendance telle que chacun serait en danger, en état d’insécurité. Aucun lien social sans risque de déliaison sociale: la société ne donne aucune garantie (état d’anomie de durkheim?) .

La loi de nos jours se veut autoritaire et répressive, elle va contre l’individu. Tout ce phénomène entraîne une perte de repères, ce qui entraîne le sentiment pour l’individu qu’il ne va pas être aidé à la hauteur de ce qu’il pense s’il formule une demande.

L’individu est confronté à un Etat qui impose son autorité et qui instrumentalise. C’est une société qui rajoute des normes parce qu’il n’y a plus de valeurs.

Dans le domaine économique et social, c’est l’absence des conditions et des sécurités permettant à une personne , à une famille , à un groupe, d’assumer pleinement leur responsabilités et de bénéficier de leurs droits fondamentaux. Cela peut être une étape, un mauvais moment à passer comme cela peut devenir une condition permanente , un registre « régulier » de l’organisation du travail qui rend impossibilité de construire sa vie, un avenir.

Il y a discontinuité associée à la carence du revenu (faibles revenus irréguliers) et/ou à la carence des protections (avec peu ou pas de qualification ) .

le précaire est mis hors statut, hors norme, anormalité de la norme ( catégories visées traditionnellement: les femmes, les personnes peu qualifiées, les immigrés mais cela se généralise: annualisation , travail stressant sous qualifié…).

La précarité aujourd’hui est sous la pression directe du marché: la flexibilité du marché produit une main-d’œuvre corvéable. Tandis que l’État et les dispositifs sociaux paraissent comme les seuls recours devant ces contraintes mais qui se retirent par la défiance stigmatisante ( l’aidé est un assisté, potentiellement un fraudeur, toujours suspecté d’avoir créé sa situation: cette suspicion devient sentiment de culpabilité).

Le travail précaire est un facteur d’ajustement entre l’activité et la main-d’œuvre: ce qui suppose une adaptation aux fluctuations de l’activité en flux tendu: aucune marge de sécurité , y compris pour les entreprises…

il y a renforcement du commandement et de la subordination : l’intermittence produit une rupture dans l’unité collective du travail (isolement du salarié précaire). Une menace constante du licenciement ou de la fin de la mission produit la sujétion du salarié.

La précarité serait liée à l’avènement de la société industrielle et du salariat ,à la fin du secours compris en termes moraux de charité et de bienfaisance et l’instauration d’une approche juridique du problème en termes de droit.

L’idée du bonheur est aujourd’hui articulée au confort matériel (emploi stable, logement…).

un concept religieux?

Le terme de précaire est devenu dominant alors qu’il contredit ce qu’il signifie en premier lieu: il y a une crise de l’assistanat, d’une providence de l’État. L’aide est dévalorisée (dépendance, supplication de l’individu). valorisation aussi bien du côté de celui qui donne que de celui qui reçoit , religion prônant la pauvreté , l’appauvrissement.

Celui qui a besoin d’aide se trouve disqualifié, dévalorisé. La notion d’État-providence est issue de penseurs libéraux rejetant à la fois le rôle de l’État autant qu’un individualisme trop accentué. Les deux sont liés: assurer les droits sans pouvoir assigner une limite à la désignation des droits ( projet égalitaire d’abondance) ce qui disparaît , c’est l’interface entre l’individu et l’État c’est à dire la société. Quel est le sens du religieux ?

On assiste à une crise de l’assistanat, un délitement de l’Etat Providence dans le sens où l’aide et le soutien sont désolidarisés. On peut penser que la précarité est voulue.

Tout un chacun vit dans une société mortifère dans laquelle la survie est de rigueur (Foucault).

L’individu vit dans l’instant présent et ne peut pas construire son avenir car un projet se pense avec les autres.

Un paradoxe peut être soulevé : précaire/prière alors qu’il est maintenant impossible de prier ou de supplier.

Il s’agirait alors d’un appel à un Autre, à une instance, à un Dieu, qui serait soutenant pendant un temps.

La question de la confiance de soi/ Confiance en l’avenir/ Confiance au monde :

Spinoza, philosophe, a vécu dans un Etat de guerre civile permanente en Hollande et a fait en sorte d’être excommunié. Il a repensé la politique pour essayer de comprendre pourquoi le peuple ne veut pas de la politique.

Les individus peuvent à tout moment défaire le pacte à la société pour préférer l’Etat qui lui convient le mieux. Il existe un pacte social pour dire que les individus s’entendent entre eux, pour un Etat protecteur du danger, de la guerre civile.

L’Etat a aussi le devoir de maintenir l’ordre mais aussi protéger les individus. Si l’Etat est trop autoritaire, le peuple se révolte.

Si le secours manque aux individus, l’Etat ne garantit pas les droits fondamentaux, il va à l’encontre du pacte (pacte perverti). Les citoyens se sentent floués, d’autant plus que l’ordonnance de 1945 est basée sur l’idéal de subvenir aux besoins fondamentaux.

Le terme « d’Etat Providence » est dangereux car il vient mettre en lumière toute l’ambivalence qu’il renferme. Il se fonde sur le principe que tout individu peut recevoir une aide à condition qu’il en fasse la demande mais celui qui demande est stigmatisé, vu comme étant « faible ».

Si l’individu est livré à lui-même, ne serait-on pas dans une situation de norme d’animalité ? L’Homme est un animal politique, c’est-à-dire qu’il est fait pour vivre avec ses semblables, au sein d’une société ordonnée. Le marché précarise les individus dans le sens où ils représentent une main d’œuvre malléable.

►L’Etat Providence est un mouvement, dans lequel on perd de plus en plus la notion de solidarité.

Autre définition de précarité : ce qui est acquis peut aussi être repris. Le pacte est perverti dans le sens où l’Etat revient sur sa parole. L’individu est ramené à lui-même. Ce qui est acquis peut être révocable par décision judiciaire. Toute aide est disqualifiée.

Les philosophes du pacte social ( Spinoza, Hobbes) sont des penseurs de cette perte. A tout instant, un retour à l’état de nature est possible avec son lot de guerre dite civile: la discorde au lieu de la concorde. Hobbes conçoit le léviathan et spinoza le traité théologico-politique en plein conflit. Une réflexion sur le politique qui conçoit un pacte entre les citoyens et l’État. Les premiers peuvent à tout moment quitter le pacte s’ils n’y trouvent plus aucun intérêt , en raison de leur conatus qu’ils ne peuvent aliéner : ils visent toujours à persévérer dans l’état qui leur convient le mieux : l’État fait en sorte qu’ il respecte leur parole,

L’état a des devoirs et des droits: il doit respecter sa raison d’être née du pacte: assurer la protection (main droite) et assurer le bien-être ( main gauche).

Dans une société précaire, le pacte est perverti : la main gauche abandonne ses devoirs pour renforcer la main droite. Les individus isolés n’ont plus les moyens de se révolter: impossibilité de la guerre civile (situation de pré-guerre civile: celui de l’anomie, propice au suicide et non à la révolte) mais il n’y a plus de société ( autoritarisme de l’État et ultralibéralisme).

La précarité est un état accidentel ou un état créé artificiellement par la déconstruction voulue et concertée de l’État et l’hégémonie d’un marché qui ne propose que des emplois précaires ou des conditions de travail précaires ( sous-traitance, intérim, mi-temps en CDD ou CDI impossible à obtenir.)

Morcellement, émiettement.

l’étymologie : le concept vient du latin precari: « prier, supplier »: ce qui s’obtient par la prière, il y a une dépendance à une instance tutélaire qui peut accorder ce qui est sollicité. L’aide peut n’être que partielle ou temporaire: elle permet de passer un moment difficile et elle nécessite le concours d’un tiers: une transcendance qui viendra au secours . Ce Tiers serait Dieu ou l’Etat ou l’Autre. Ce concours passe par une supplique ou une prière. Une demande auprès d’une puissance supérieure à laquelle il faut faire acte d’humilité, de gratitude.

Dans l’idée de précarité comme substantif et non plus comme adjectif on envisage un état de ce qui n’offre aucune garantie de durée, qui est incertain, sans base assurée, révocable. La précarité signifie alors que ce qui est accordé peut être être retiré à tout moment. La précarité signifie la révocabilité. Autrement dit ,ce qui est donné peut être repris. Rien n’est acquis, donné une fois pour toute: c’est de l’anti-don (marcel Mauss).La précarité semble être l’autre nom de la difficulté à rendre service, à aider. Les instances tutélaires sont en crise, crise de reconnaissance

Furtos remarque : « il y a de nouveaux patients qui viennent dans les CMP, et nous ne savons pas comment les aider, ils ne souffrent plus comme avant. » . furtos considère qu’une demande d’aide est salutaire en cas de détresse parce que cela empêche le repli sur soi et que cela renforce le lien social. La souffrance est définie alors comme agonique et montre que le sujet n’abdique pas. Une demande d’assistance est positive.

Par contre, une précarité exacerbée implique une perte de confiance : si je perds mon travail, je suis perdu. La souffrance empêche de vivre : elle est d’ordre moral ( mélancolisation du lien social) . La question se pose alors pour le travail social et tout particulièrement à propos de l’insertion, lorsqu’il y a une perte provisoire ou au long cours des objets sociaux : nous sommes dans une situation où se conjuguent le seuil de pauvreté et la précarité.

►Furtos fait souvent référence au texte fondateur des Droits de l’Homme et en parallèle la notion de maltraitance dans le sens où l’Homme est traité comme un atome.

Le psychologique, le sociologique… fait tenir ce qui fonde la personne. Qu’est-ce qu’une personne ? Une personne est indéfinie.

Hobbes reprend l’étymologie du terme « persona », à savoir le masque au théâtre. L’individu doit apparaître totalement nu et apparaître de façon naturelle. Il passe son temps à protéger ses biens des autres. L’Homme doit devenir un rouage de l’Etat, tout ceci instaure le fait que la société définit ce qu’est la personne.

« Se définir par rapport aux autres » dans le sens d’acquisition et de comparaison à un rang social.

L’Homme est identité sociale, il doit tenir un rôle social (maque/persona).

Il est important de réfléchir sur la notion de l’instant, de la survie, qui entraîne une perte d’humanité. Celui qui n’a rien pour lui-même n’est pas présent.

Le rapport de subordination est omniprésent dans le monde du travail, il faut toujours travailler plus, faire du chiffre…Il est impossible de faire du bon travail car il faut toujours en faire davantage. Cette injonction implicite fait écho à l’épuisement, à la violence…qui amène parfois au suicide.

Dans la rue, le taux de mortalité est élevé mais il n’y a pas de suicide. La survie « épuise ». Le suicide ne fait pas nécessairement référence à la mort mais aussi à une pulsion de vie, traduite par une demande d’appel à l’aide.

Ouverture :

Il s’agit de s’interroger sur le désenchantement du monde avec le rapport du suppliant à l’instance transcendante. Un équilibre est retrouvé entre celui qui demande et celui qui écoute.

Suggestion d’auteurs pour un approfondissement de la réflexion : Heidegger,Foucault, Hobbes.

Le concept de précarité

Le concept de précarité
Par Jean-Claude Kernin

Le texte ci-dessous est un résumé de la présentation des travaux de J.C Kernin. L’écrit est également alimenté des différentes interventions du groupe, qui donneront lieu à un échange lors de la prochaine rencontre.

La précarité est un concept pour lequel une méfiance doit être apportée car on considère que « tout est précaire ». La précarité normale est inhérente à la vie, elle est à distinguer de la précarité pathologique, pour laquelle il y a souvent confusion avec le terme vulnérabilité.
Est-ce la vie qui est précaire ou plutôt l’existence encrée dans un système économique et social, qui génère des pathologies ?

►Heidegger, le philosophe allemand, parle de « l’Homme jeté dans le monde », en référence à l’enfant nu en situation de vulnérabilité. Le premier traumatisme est celui de la naissance, avec un monde qui ne va pas répondre aux désirs de l’enfant.

Le nouveau né va devoir être autonome. Il bénéficie d’une protection ambiguë. D’emblée, il est important de faire la distinction entre précarité et vulnérabilité, entre la carence des besoins biologiques et les besoins vitaux. Le concept de précarité va dans le sens d’une construction économique. Une réflexion sociologique serait ici intéressante pour voir quelle part de précarité se développe dans notre société actuelle.
La question peut également se poser autour du sens étymologique du terme précaire : celui en situation de prier (idée religieuse).
On généralise en vue de normaliser un état de fait construit afin d’empêcher toute réflexion. Le terme de précarité est un obstacle à la réflexion, il s’agit d’un mot utilisé pour ne pas analyser la réalité.
Nietzsche, philologue, philosophe et poète allemand, parle du « cogito », dans le sens où il est important de se méfier du langage pour mieux comprendre une réalité.
La précarité serait un instant momentané et nécessiterait le besoin d’une aide ponctuelle afin de sortir d’une situation difficile.
Jean Furtos, psychiatre français, fait la distinction entre l’état de précarité et le sentiment de précarité, avec l’idée que le sentiment renvoie à l’accumulation d’évènements alors que l’état renvoie à l’urgence.
C’est le processus de fragilisation qui fait que la situation peut basculer. Le processus peut exister dans la durée et représente le risque de chuter, de descendre en dessous du seuil de pauvreté : notion de désespérance.
Pour exemple, une personne qui rencontre des difficultés dans le paiement de ses loyers, il ne s’agit pas d’une histoire unique d’où l’idée qu’il ne faut pas créer de catégories alors que les personnes n’ont aucun lien entre elles, si ce n’est une même existence à un temps T.
On cherche des solutions immédiates mais il y a impossibilité de trouver les moyens de les résoudre collectivement.
L’individualiste pense avoir une vie suffisamment riche, qui lui suffit ; c’est le contraire chez le « précaire ».
Le sentiment de souffrance est lié à des éléments objectifs et des facteurs environnants.
L’idée du bonheur est aujourd’hui articulée au confort matériel (emploi stable, logement…).

►La précarité, c’est aussi le malheur de celui qui ne peut être heureux. Furtos parle de la précarité comme misère des sociétés riches.
Exemple donné d’une personne qui a choisi d’être précaire : homme belge qui a tout quitté et qui a fait le choix de vivre « sans rien », il dit aujourd’hui « qu’il n’a jamais été aussi heureux ».
Recherche de la tranquillité de l’âme, quête du dénuement pour la paix intérieure. C’est là un cas particulier qui est aussi le moyen d’échapper à cette vie car elle n’est pas subie.

Le confort n’est pas assuré à partir d’un idéal pour « le précaire ». Il est question de fragilité dans le sens où l’individu ne va rien gagner, se retrouver SANS, manquer de l’essentiel. Idée d’une exclusion, cesser d’être parmi les Hommes.
Exister donne l’impression de vulnérabilité, fragilité et nudité. Exister signifie « être hors de soi » d’où l’impression d’être précaire car exposé au danger. Rien n’est donné de soi. Exister, c’est vouloir, désirer prendre des risques. Pour la personne en situation de précarité, cette possibilité n’existe plus puisque tout est déjà dangereux.

►Insécurité/Précarité : la précarité n’est-elle pas une insécurité temporelle? Aucune confiance en l’avenir.

La société « offre » la possibilité d’un accomplissement de soi, idée d’une pensée collective alors que l’individualisation provoque la division.

►Exemple des anciens fumeurs qui sont intolérants à la fumée. Notion d’appartenance.
Les arméniens sont très individualistes voire ethniques. La précarité est psychosociale.
La précarité objective peut-elle produire de la pathologie ?
Se trouver en situation de précarité n’est pas une pathologie en soi. « Trop » de précarité peut en revanche mettre à jour une certaine pathologie ou en provoquer.
Même quand les filets sociaux sont importants, il existe des fragilités psychologiques.
Il est relevé qu’il est plus difficile d’être précaire aux Etats-Unis car il n’existe aucun filet social, ce qui donne lieu à l’effondrement de l’individu. Il faut être un « winner », ceux qui sont enclins à la fragilité sont rejetés, déniés.
Le concept renvoie à la notion du plein et du vide (précaire), qui renvoie à la société de consommation, avec l’idée qu’il faut se nourrir d’objets extérieurs.
Il existe une peur de perdre et de dévoiler des fragilités, peur fondée sur le mode de fonctionnement sociétal actuel.
Précarius : terme juridique, notion de dépendre de l’arbitraire de quelqu’un d’autre.

La déliaison sociale vulnérabilise et déshumanise la personne (référence à l’ouvrage de R. Castel sur « la désaffiliation »). Le concept d’anomie (Durkheim) : perte du lien social.
La loi de nos jours se veut autoritaire et répressive, elle va contre l’individu. Tout ce phénomène entraîne une perte de repères, ce qui entraîne le sentiment pour l’individu qu’il ne va pas être aidé à la hauteur de ce qu’il pense s’il formule une demande.
L’individu est confronté à un Etat qui impose son autorité e qui instrumentalise. C’est une société qui rajoute des normes parce qu’il n’y a plus de valeurs.

La question de la confiance de soi/ Confiance en l’avenir/ Confiance au monde :
Spinoza, philosophe, a vécu dans un Etat de guerre civile permanente en Hollande et a fait en sorte d’être excommunié. Il a repensé la politique pour essayer de comprendre pourquoi le peuple ne veut pas de la politique.
Les individus peuvent à tout moment défaire le pacte à la société pour préférer l’Etat qui lui convient le mieux. Il existe un pacte social pour dire que les individus s’entendent entre eux, pour un Etat protecteur du danger, de la guerre civile.
L’Etat a aussi le devoir de maintenir l’ordre mais aussi protéger les individus. Si l’Etat est trop autoritaire, le peuple se révolte.
Si le secours manque aux individus, l’Etat ne garantit pas les droits fondamentaux, il va à l’encontre du pacte (pacte perverti). Les citoyens se sentent floués, d’autant plus que l’ordonnance de 1945 est basée sur l’idéal de subvenir aux besoins fondamentaux.
Le terme « d’Etat Providence » est dangereux car il vient mettre en lumière toute l’ambivalence qu’il renferme. Il se fonde sur le principe que tout individu peut recevoir une aide à condition qu’il en fasse la demande mais celui qui demande est stigmatisé, vu comme étant « faible ».
Si l’individu est livré à lui-même, ne serait-on pas dans une situation de norme d’animalité ? L’Homme est un animal politique, c’est-à-dire qu’il est fait pour vivre avec ses semblables, au sein d’une société ordonnée. Le marché précarise les individus dans le sens où ils représentent une main d’œuvre malléable.

Quel est le sens du religieux ?
On assiste à une crise de l’assistanat, un délitement de l’Etat Providence dans le sens où l’aide et le soutien sont désolidarisés. On peut penser que la précarité est voulue.
Tout un chacun vit dans une société mortifère dans laquelle la survie est de rigueur (Foucault).
L’individu vit dans l’instant présent et ne peut pas construire son avenir car un projet se pense avec les autres.
Un paradoxe peut être soulevé : précaire/prière alors qu’il est maintenant impossible de prier ou de supplier.
Il s’agirait alors d’un appel à un Autre, à une instance, à un Dieu, qui serait soutenant pendant un temps.

►L’Etat Providence est un mouvement, dans lequel on perd de plus en plus la notion de solidarité.
Autre définition de précarité : ce qui est acquis peut aussi être repris. Le pacte est perverti dans le sens où l’Etat revient sur sa parole. L’individu est ramené à lui-même. Ce qui est acquis peut être révocable par décision judiciaire. Toute aide est disqualifiée.

Ouverture :
Il s’agit de s’interroger sur le désenchantement du monde avec le rapport du suppliant à l’instance transcendante. Un équilibre est retrouvé entre celui qui demande et celui qui écoute.
Suggestion d’auteurs pour un approfondissement de la réflexion : Heidegger, Foucault, Hobbes.

►Furtos fait souvent référence au texte fondateur des Droits de l’Homme et en parallèle la notion de maltraitance dans le sens où l’Homme est traité comme un atome.
Le psychologique, le sociologique… fait tenir ce qui fonde la personne. Qu’est-ce qu’une personne ? Une personne est indéfinie.
Hobbes reprend l’étymologie du terme « persona », à savoir le masque au théâtre. L’individu doit apparaître totalement nu et apparaître de façon naturelle. Il passe son temps à protéger ses biens des autres. L’Homme doit devenir un rouage de l’Etat, tout ceci instaure le fait que la société définit ce qu’est la personne.
« Se définir par rapport aux autres » dans le sens d’acquisition et de comparaison à un rang social.
L’Homme est identité sociale, il doit tenir un rôle social (maque/persona).
Il est important de réfléchir sur la notion de l’instant, de la survie, qui entraîne une perte d’humanité. Celui qui n’a rien pour lui-même n’est pas présent.
Le rapport de subordination est omniprésent dans le monde du travail, il faut toujours travailler plus, faire du chiffre…Il est impossible de faire du bon travail car il faut toujours en faire davantage. Cette injonction implicite fait écho à l’épuisement, à la violence…qui amène parfois au suicide.
Dans la rue, le taux de mortalité est élevé mais il n’y a pas de suicide. La survie « épuise ». Le suicide ne fait pas nécessairement référence à la mort mais aussi à une pulsion de vie, traduite par une demande d’appel à l’aide.

DESHUMANISATION RÉIFICATION ALIÉNATION

DESHUMANISATION RÉIFICATION ALIÉNATION

LE SYNDROME D’ULYSSE

LE SYNDROME D’ULYSSE

Traumatismes et stress chroniques et multiples chez les migrants
« Mon nom est personne et c’est ainsi que chacun me nomme » (l’Odyssé-chant 9)

I – INTRODUCTION :
Dans notre travail au sein de l’équipe mobile psychiatrie et précarité nous sommes actuellement confrontés à une forme tout-à-fait nouvelle de problème de santé mentale au centre de beaucoup de demande de consultations : c’est la clinique spécifique des stress aigus et chroniques, le plus souvent multiples chez les migrants et demandeurs d’asile.
Emigrer en soi n’est pas forcément source de pathologie, mais comme tout changement important s’accompagne de stress non pathologique, c’est-à-dire surmontable.
Le stress en effet n’est pas pathologique en soi, il le devient lorsque la capacité de l’individu à le surmonter est dépassée.
Le stress est pathologique soit par son intensité soit par sa chronicité, soit par sa multiplicité.
Les demandeurs d’asile accumulent souvent les trois aspects
– l’intensité : c’est le syndrome de stress post-traumatique
– la chronicité : l’insécurité dans le pays d’origine s’aggrave pendant le voyage et persiste dans le pays d’accueil.
– La multiplicité : les facteurs de stress sont multiples : les traumatismes de départ, le voyage qui dure parfois des années, la problématique de l’exil, le rejet dans le pays d’arrivée. Les facteurs de stress se renforcent les uns les autres.
– Le statut du migrant contribue aussi au syndrome d’Ulysse et à la difficulté de compréhension de la symptomatologie à laquelle nous avons affaire.
– Il faut bien faire la distinction entre :
• le réfugié
• le demandeur d’asile
• le débouté du droit d’asile
• le clandestin

– l’amalgame entre ces différents statuts produit de la confusion, incompréhension et réponses inappropriés dans l’aide apportée aux migrants.

La trajectoire des migrants est ainsi marquée par des périodes distinctes qui constituent une succession de stress qui peuvent aboutir au syndrome d’Ulysse que nous découvrons.
Il y a d’abord les causes du départ
– le traumatisme initial survenu dans le pays d’origine : c’est la vie détruite avec les cicatrices psychiques à vie, séquelles de l’état de stress post-traumatiques et de la barbarie subie.
– De façon moins dramatique, il y a les stress chroniques du chaos permanent ou de l’absence d’espoir
– Souvent évidemment la pauvreté qui pousse à rechercher une vie meilleure eu Europe.
– Il y a ensuite la fuite et l’exil marqués par l’abandon des personnes et des lieux d’attachement : c’est la vie perdue de l’histoire familiale, du statut social, de l’identité culturelle et sociale. Le ressassement de cette vie d’avant peut devenir un deuil pathologique qui fige l’existence dans une impossibilité de se projeter dans l’avenir.
– Il y a ensuite la clandestinité et la demande de statut de réfugié : c’est la vie suspendue de l’insécurité de la peur de l’expulsion ou de l’attente anxieuse du statut de réfugié.
– Il y a enfin le stress du sentiment de rejet et de suspicion dans la demande d’aide : c’est la vie déniée marquée par le double lien de la quête de reconnaissance d’une part et la honte d’être l’objet de suspicion d’autre part.

– L’accumulation de ces stress finit par dépasser la capacité d’adaptation humaine et constitue une pathologie nouvelle propre aux migrants d’aujourd’hui.
– Le syndrome d’Ulysse est ce tableau de réaction au stress dans ces situations extrêmes.
– Cette dénomination nouvelle a l’avantage de nommer et donc reconnaître la souffrance des migrants.
– Elle permet aussi de faire un diagnostic différentiel par rapport à un certain nombre de troubles psychiatriques qui ont des symptômes proches comme la dépression ou les troubles de l’adaptation
– Le syndrome d’Ulysse est ainsi à la frontière de la santé mentale et de la psychopathologie
– Il se situe dans le champ psychosocial et non sanitaire autrement dit il concerne aussi bien les travailleurs sociaux que les professionnels du soin
– Cette dénomination permet ainsi de ne pas banaliser en estimant que ces personnes n’ont rien parce que leur souffrance ne correspond à aucune maladie ni de psychiatriser en estimant que ces migrants souffrent de pathologie mentale ;
– La symptomatologie du syndrome d’Ulysse est donc la symptomatologie du syndrome post traumatique et du stress chronique pathologique qui affecte l’équilibre et la personnalité du sujet.
– Elle associe
• des symptomes dépressifs
• des symptomes anxieux
• des réminiscences
• des symptômes somatiques multiples
• des symptômes psychotiques parfois
A cette symptomatologie s’ajoutent les interprétations des troubles basés sur la culture propre du sujet : les mauvais sorts et les envoutements.

II – LE STRESS PSYCHIQUE INITIAL :

1) l’état de stress post-traumatique.
La clinique de l’état de stress post-traumatique est maintenant bien connue et je ne vais pas l’aborder.
Je voudrais juste souligner quelques aspects particuliers propres à beaucoup de demandeurs d’asile.
A la différence du stress post-traumatique tel que nous l’entendons, qui survient à la suite d’accidents ou d’attentats, les expériences traumatiques subies par les demandeurs d’asile sont des stress extrêmes, prolongés, répétés dans un contexte déjà fragilisant de grande insécurité, sans début repérable dans le temps et qui cesse avec la fuite du pays.
Il s’agit de toutes les formes de barbarie d’état ou non (tortures, agressions, viols, déportations) qui aboutissent à des formes extrêmes de traumatisme psychique avec des multiples symptômes :
– désespoir avec sentiment de vide, de détachement de tout, idées suicidaires
– les reviviscences : l’intrusion récurrente des images traumatiques qui s’imposent à la conscience
– les angoisses paranoiaques avec sentiment de danger imminent, d’être menacé.
Tous ces symptômes témoignent de la rencontre avec le réel de la mort qui fait effraction et laisse une blessure à tout jamais car la personne s’est senti abandonnée par la communauté humaine : le traumatisme est lié à cette expérience de deshumanisation qui impose la question du sens et du non sens. Le traumatisme est rupture de sens par le phénomène d’effroi, d’impuissance, d’aléatoire de l’être et du néant comme ultime vérité.

2) Les stress chroniques :
Dans la majorité des cas, il n’y a pas de syndrome de stress post-traumatique lié à une menace de mort imminente mais plutôt une insécurité permanente, des menaces constantes, un désarroi induit par l’atmosphère de pays totalitaire, chaotique, livrés à la guerre civile ou à des groupes mafieux.
C’est ce contexte d’insécurité, de danger, de précarité, de pauvreté et d’absence de perspective qui pousse des millions de personnes à quitter leur pays pour chercher une vie meilleure ailleurs.

III – L’EXIL :

L’exil devient un facteur supplémentaire de souffrance lorsqu’il est imposé par la fuite du danger ou de l’insécurité, et l’inhospitalité du pays d’accueil.
A la différence du mal-être de l’expatriation, l’effet de stress pathologique vient de l’association d’une vulnérabilité individuelle de la perte de repères due à un départ mal préparé, mal anticipé et parfois non voulu (le deuil migratoire) et de facteurs de stress dans le pays d’accueil.
Le deuil migratoire pathologique est au cœur du syndrome d’Ulysse.

1) le deuil migratoire
C’est un deuil multiple récurrent lié à une situation ayant entrainé des bouleversements majeurs dans la vie de l’individu. Il a des conséquences beaucoup plus importantes que le deuil d’un ami ou d’un proche dans la famille. Lorsqu’il est associé à des facteurs de stress supplémentaires il constitue un deuil pathologique avec une impossibilité d’élaboration du deuil dans une situation de crise permanente.
a) c’est un deuil multiple sur plusieurs registres :
– la famille et les êtres chers
– la langue
– la culture
– la terre
– le statut social
– le contact avec le groupe d’appartenance

La perte de la famille
– très souvent le migrant part seul en laissant famille, conjoint et enfants avec l’espoir de les faire venir dès qu’il pourra.
– Cette perte des liens d’attachement peut être à l’origine d’une très grande souffrance et entrainer une grande vulnérabilité.

La perte de la langue
– très souvent la personne n’a plus l’occasion de communiquer dans sa langue maternelle et méconnait la langue du pays d’accueil avec toutes les difficultés de communication que cela provoque.
– Ces deux phénomènes provoquent un sentiment de solitude, d’abandon, de rejet, d’incompréhension et d’être incompris.

La perte de la culture.
– La perte des repères culturels habituels et la confrontation à des habitudes et des normes culturelles inconnues déstabilisent
La méconnaissance des habitudes culturelles entraine un sentiment d’être rejeté, et un sentiment d’humiliation et de honte.

La perte du pays natal
– de nombreux migrants sont très attachés aux lieux familiers où ils ont pour la plupart toujours vécu. Le déracinement est alors une expérience particulièrement douloureuse à l’origine d’une nostalgie et d’un mal du pays.

Le statut social
L’exil de beaucoup de demandeurs d’asile oblige à faire le deuil d’un certain statut social parce qu’il induit l’expérience de conditions de vie misérables auxquelles la personne n’était pas préparée : inactivité forcée, absence de revenus, habitat précaire, expériences diverses de discrimination, rejet, indifférence et en même temps retour impossible dans son pays.

Le contact avec le groupe d’appartenance
Le demandeur d’asile quitte un lieu dangereux pour un lieu inhospitalier. Il est privé de place dans le monde aussi bien dans son lieu de départ que dans son lieu d’arrivée. Il n’est pas seulement un exilé, il est aussi une personne privée d’appartenance. Il est désaffilié, c’est-à-dire détaché de ses liens et isolé, en insécurité psychique en raison même de l’atteinte à sa propre identité sociale réduite à une identification au simple statut de réfugié et d’être humain hors de toute signification sociale.

2) la vulnérabilité individuelle
La vulnérabilité/résilience est la capacité ou non de faire face. Ce sont les limites qui accompagnent le sujet lorsqu’il émigre et qui sont autant de facteurs de risque ou de protection pour sa santé mentale.
La vulnérabilité doit être évaluée par rapport au deuil migratoire. Les facteurs de vulnérabilité sont par exemple :
• l’âge
• le niveau culturel
• les troubles de la personnalité
• les maladies mentales
• les handicaps
• un syndrome post traumatique

3 ) Les facteurs de stress
Il est important d’évaluer les difficultés vécues pendant le processus migratoire et qui vont affecter l’élaboration du deuil migratoire.
IL faut bien sûr différencier facteurs de stress, stress normal ou pathologique et le deuil migratoire.
Les facteurs de stress sont toutes les difficultés et obstacles que la personne rencontre en émigrant et qui constituent des facteurs de risque pour sa santé mentale.
Le stress est le processus psychologique en réactions aux événements stresseurs, il peut être normal ou pathologique.
Les facteurs de stress aggravent le stress d’acculturation par leur multiplicié et leur chronicité.
Plus il y a de facteurs de stress plus le risque est grand de développer un syndrome d’Ulysse car les facteurs de stress se renforcent les uns les autres,
La chronicité provoque l’apparition d’un syndrome d’impuissance apprise : le sentiment que quoi que l’on fasse on ne peut rien y changer.

Il existe de nombreux facteurs de stress :
– le sentiment de désespoir face à l’échec du projet migratoire et l’absence d’opportunités, la lutte pour la survie et la précarité, les conditions de vie, la pauvreté extrème et le manque de ressource en particulier pour les clandestins.
– la peur durant le voyage (les bateaux surchargés, voyager caché dans des camions, etc…)
– les menaces de mafias
– les lois sociales qui discriminent les migrants
– l’impossibilité de travailler
– devoir vivre caché ou vivre dans la rue
– rejet du pays d’accueil :
Le migrant prend de plus en plus la figure de l’étranger qui menace que de l’alter ego qui souffre.
Il suscite moins la compassion et de plus en plus le rejet et l’indifférence
Ce vécu d’être indésirable au sens du corps étranger mis en dehors de l’espace collectif et non en marge comme on l’entend habituellement induit la détresse de l’exclusion. Etre indésirable partout provoque une confusion mentale liée au sentiment de n’avoir de place nulle part dans une vie réduite à la survie.
Ce vécu dramatique entraine un véritable traumatisme psychique comparable aux situations d’abandon de la petite enfance. Il se traduit souvent par une régression vers une pensée opératoire et un abrasement de la vie psychique normale : la pensée ne fonctionne plus.

En plus de ces facteurs de stress commun à tous les migrants, il existe un facteur de stress spécifique du demandeur d’asile, c’est l’attente anxieuse de son statut de refugié, les expériences de chaud et froid liées aux vécus de soutien et de rejet institutionnel.

L’identité même du demandeur d’asile est menacée en raison de la suspicion qi pèse sur le statut de réfugié : est il un délinquant en puissance, un simple migrant pauvre et clandestin qui utilise toutes les ficelles pour ne pas être expulsé.
L’identité du demandeur d’asile réduite à l’attente de son statut de réfugié le confine dans un espace temps indécis
Il n’habite plus son lieu de départ mais n’habite pas encore son lieud’arrivée.
Ce temps de l’attente est particulièrement angoissant parce qu’il se situe entre deux vides :
– vide du passé avec une mémoire historique désormais détruite par les réminiscences des traumatismes
– vide du futur parce qu’aucun projet ne peut être pensé tant qu’il n’a pas décroché son statut de réfugié

IV – LA DEMANDE DU STATUT DE REFUGIÉ

Après les stress initiaux et l’exil la demande de statut de réfugié constitue une épreuve qui peut devenir un traumatisme en soi.
Le statut de réfugié n’est obtenu en effet que par un interrogatoire minutieux de l’OFPRA qui peut faire trauma à deux niveaux.
– Le premier niveau est l’obligation d’évocations le plus précis possibles des expériences vécues. Or, on sait maintenant que l’évocation brute des traumatismes induit des réminiscences qui ont tendance à aggraver l’effet du traumatisme initial
Le cadre de l’OFPRA n’est pas un lieu thérapeutique marqué par la confiance et l’empathie qui permettent justement que la parole puisse émerger afin de mettre en mots l’indicible de ce qui a été vécu. Pouvoir faire le récit du trauma, c’est pouvoir contenir les reviviscences grâce à la présence empathique d’un thérapeute et non jouer son destin dans le récit circonstancié des événements.

Dans l’évocation devant le fonctionnaire de l’OFPRA, il s’agit en effet d’apporter la preuve des événements avec l’évocation la plus précise possible des sévices subis avec à la clé le droit de rester ou non en France.

Le demandeur d’asile se trouve ainsi dans une situation paradoxale dans laquelle le récit qui ouvre le sésame d’un avenir possible réactive non seulement le traumatisme mais aussi le sentiment de déracinement, de tristesse liée à l’exil, l’angoisse liée au dévoilement de secrets (viols, situations humiliantes et dégradantes, etc…)

Le récit forcé rend d’une certaine façon l’OFPRA complice des tortionnaires, et en même temps est la clé qui libère d’une situation intenable.

– le deuxième niveau est le doute et la suspicion de principe de l’OFPRA qui transforme la victime en coupable, le demandeur en suspect.
● la présomption de crédibilité disparaît parce que de nombreux migrants économiques utilisant en désespoir de cause l’outil de la demande d’asile pour ne pas être expulsé.
● nous savons depuis Freud que l’effet traumatique d’un événement vient aussi du déni de l’événement par l’entourage : « il ne s’est rien passé ». Dans l’inceste en particulier quand la victime finit par douter de ce qui lui est arrivé puisque tout le monde nie son expérience.
● de la même manière, dans la demande de statut de réfugié, il y a le sentiment de la non prise en compte de la demande et de déni de ce qui a eu lieu. (80% de rejets faute de preuves)
Cette expérience d’être traité comme un menteur et un fraudeur dans le déroulement d’entretiens qui ressemblent de plus en plus à des interrogatoires policiers plutôt qu’à des prises en acte des événements à un effet particulièrement destructeur.

C’est le sentiment de négation d’une histoire personnelle, intime et douloureuse qui est traumatisant.

Dans un mécanisme d’injonction paradoxale, la demande de preuve a des effets pervers de production de récits dramatiques stéréotypes répondant aux supposées attentes de l’OFPRA mais qui induisent une accentuation du doute et de la suspicion.

Il y a trauma par réactivation liée au récit et négation du récit par le simple fait des questions policières, l’écoute froide et irrespectueuse, le pointage des contradictions.

V – LE STRESS DE L’AIDE PARADOXALE :
Le syndrome d’Ulysse est une réaction normale à des conditions d’existence inhumaine. Il se situe dans le champ de la prévention sanitaire et psychosociale plus que dans le champ psychiatrique même si pour être entendu les migrants s’adressent très souvent aux médecins et aux psychiatres. Il en résulte un profond malaise dans la rencontre soignant/soigné et dans la demande de soin avec une confiance réciproque mise à l’épreuve par une succession d’injonctions paradoxales
L’aide paradoxale, si elle n’est pas source d’un stress comparable à ce que les migrants ont subi dans leur odyssé peut néanmoins être inefficace et contre productive.
.
Il s’agit du profond malaise soignant/soigné dans la rencontre et la demande de soin dans laquelle la confiance réciproque est mise à l’épreuve par une succession d’injonctions paradoxales.

1 -du côté du demandeur d’asile, celui-ci teste la capacité d’écoute, de compréhension, de reconnaissance et d’hospitalité car le médecin est perçu à la fois comme la personne qui va soigner mais aussi le représentant d’une société désormais inhospitalière.
– Le patient oscille entre colère, honte, humiliation et résignation face à la suspicion de fraude, lorsqu’il demande un certificat médical.

▪Dans certains cas, cette situation crée un vécu sensitif qui altère le contact avec le soignant qui a déjà été confronté à des faux récits en vue d’obtenir un certificat. Le « va-t-il me croire » se confronte à « puis-je le croire »

▪Dans d’autres cas, les victimes se taisent car l’évocation est douloureuse. Il y a la peur d’être pris pour un fou, de ne pas être cru. Dans ce cas, c’est la honte qui paralyse (dans les viols notamment) et le silence induit une incompréhension chez le médecin qui ne saisit pas la gravité des faits rapportés.

Dans le cas particulier des personnes originaires de l’ex URSS, c’est le statut même de psychiatre qui est peu propice à la confiance dans la mesure où dans le pays d’origine, la psychiatrie avait largement contribué à la répression et l’enfermement.

Dans la rencontre avec le demandeur d’asile, les soignants et les psychiatres en particulier se retrouvent dans une situation exceptionnelle qui déborde le contexte habituel de leur pratique :
– on se situe en effet au-delà de la relation habituelle médecin/patient dans la mesure où c’est le contexte social qui est clairement au cœur de la souffrance.
– Dans la fameuse trilogie bio-psycho-sociale, si le social est à l’origine de la souffrance, celle-ci s’exprime aussi bien au niveau du corps avec ses plaintes somatiques multiples que du psychisme avec cette détresse adressée au médecin.

2 -Du côté du soignant, il y a un mélange de compassion et de révolte face aux récits d’événements terrifiants et de l’injustice subie, et en même temps, un profond malaise lié à la crainte de se faire rouler par un faux demandeur d’asile en attente de certificat.

L’évaluation clinique est masquée par ce malaise avec tout le danger de psychiatriser le malheur ou inversement considérer que la demande se situe en dehors de son champ de compétence.

Le malaise est aussi l’expression d’une défense psychologique mobilisée par un récit qui parait parfois excessivement dramatique ou au contraire désaffectivé.

• dans le premier cas de figure, c’est la très grande différence culturelle qui parfois empêche de compatir avec toute la difficulté à accepter l’altérité radicale de l’étranger en souffrance.

– L’écart linguistique aggrave le risque d’incompréhension avec des catégories sémantiques différentes d’une langue à l’autre (souvent des mots comme dépression, angoisse, n’ont pas de traduction).
– L’expression mimique de la souffrance peut être source d’incompréhension
– Impression de théatralisation avec le sentiment qu’une telle quantité de malheur est exagérée voire impossible alors que le pire est toujours possible
– L’habitude prise d’apporter des preuves comme dans les récits destinés à l’OFPRA peut donner l’impression d’un récit factice constitué d’un mélange de mensonges et de vérité pour mieux convaincre.
* Dans le deuxième cas de figure, le récit désaffectivé donne un sentiment d’inauthenticité. Ce mode d’expression traduit en fait une défense psychique de la victime pour éviter toute reviviscence traumatisante à chaque fois qu’elle évoque son histoire.

Un moment clé de la prise en charge des demandeurs d’asile est la demande de certificat médical attestant l’existence d’un syndrome de stress post-traumatique.

Ce certificat est en effet devenu au fil du temps une pièce indispensable au soutien du dossier OFPRA car la parole médicale a évidemment un poids que la parole du requérant n’a pas.

En terme thérapeutique, cette demande de certificat pose des problèmes très délicats.
• une première difficulté est d’ordre éthique, c’est la contradiction entre la place d’expert et le rôle de médecin soignant.

L’expertise exige normalement une neutralité du médecin en contradiction avec l’idée d’alliance avec le patient pour qu’il ait suffisamment confiance pour évoquer les faits : la confusion des rôles expose au danger d’extorsion de récit antithérapeutique

* une deuxième difficulté est d’ordre thérapeutique : c’est le caractère paradoxal de double lien de la réponse médicale quelle qu’elle soit.

– le refus de certificat condamne à un refus de statut qui est entendu comme une négation de sa propre histoire.
– l’acceptation du certificat participe à la reconnaissance de la victime mais l’interrogatoire qu’il suppose est en contradiction avec l’attitude thérapeutique.
• Une troisième difficulté est d’ordre anthropologique : c’est la place du médecin dans la société.

– La demande de certificat fait sortir le médecin du champ médical neutre et l’implique dans le champ sociopolitique à son corps défendant.
– Ce travail à la frontière crée une situation inédite dans laquelle les convictions politiques personnelles influencent la pratique médicale.
• sympathie consciente/inconsciente envers les opprimés ou au contraire rejet conscient/inconscient des étrangers.
• Opposition à la politique étatique ou au contraire adhésion à cette politique

* une quatrième difficulté provient de la grande complexité de l’expertise
Si dans certains cas le diagnostic de syndrome de stress post-traumatique ne pose pas de difficulté, dans la plupart des cas la frontière est poreuses entre un épisode traumatique, des troubles psychiatriques antérieurs et la souffrance politico-sociale associant les antécédents de persécution, la misère, l’exil et la peur du renvoi.

Toutes ces souffrances se rejoignent sur la notion de survie. Le malaise vient de l’injonction paradoxale à rester malade pour éviter l’expulsion dans un paradoxe où le droit aux soins rend malade puisque le statut de malade devient la seule ressource identitaire.

Dans un tel contexte :
– comment rester soignant dans une situation d’insécurité et d’inhospitalité incompatible avec un cadre minimum de psychothérapie du trauma.
– Comment rester soignant quand la parole est parasitée par l’exigence de preuve pour obtenir le statut de réfugié.
– Comment rester soignant quand le patient attribue au médecin un tel pouvoir sur sa vie

Ces contraintes sont à l’origine de rejet de la personne qui nous a mis dans ce rôle de pourvoyeur à la fois tout puissant et impuissant.
La seule façon d’échapper à ces injonctions paradoxales est de sortir du piège de l’antagonisme vrai/faux, car c’est le contenu même du récit qui interroge la vraisemblance des faits entre probable et improbable.

Docteur Philippe LE FERRAND

LA NEURASTHÉNIE

LA NEURASTHÉNIE

I – INTRODUCTION
C’est le terme le plus connu pour désigner un trouble à contour flou proche de la dépression mais qui ne répond pas aux critères de dépression et qui a sans doute une signification différente : la dépressivité ou la menace dépressive face à la dépression. D’autres termes existent d’ailleurs depuis la naissance de la psychiatrie
– l’acédie du moyen âge reprise par la phénoménologie
– la psychasthénie de Janet
– la névrose actuelle de Freud (névrose d’angoisse)
– la thymasthénie
– la dysthymie

La neurasthénie en tant qu’entité nosographique n’existe pas dans le DSMIV mais a une place dans la CIM IO
C’est donc à partir de la neurasthénie de la CIM IO que je vais essayer d’explorer et redéfinir une symptomatologie de la neurasthénie en prenant en compte l’apport des autres entités cliniques voisines.

II La neurasthénie

1° La neurasthénie actuelle.
La neurasthénie de la CIM IO a un diagnostic résiduel par rapport à lanosographie historique.
C’est un trouble affectif mineur dans lequel la fatigue joue un rôle important
Le diagnostic repose sur les éléments suivants :
a) la présence de plaintes et de préoccupations persistantes concernant soit une fatigue accrue après des efforts mentaux, soit une faiblesse et un épuisement physique même après des efforts minimes

b) la présence d’au moins deux des symptômes suivants : des douleurs musculaires, des étourdissements, des céphalées de tension, des troubles du sommeil, une incapacité à se détendre, une irritabilité.

c) L’absence de symptômes dépressifs suffisamment sévères pour justifier un diagnostic indépendant.

Le syndrome actuel se caractérise par des plaintes concernant une fatigabilité et un état de faiblesse, des préoccupations concernant une diminution des capacités mentales et physiques, une diminution des performances professionnelles et des capacités à affronter les tâches quotidiennes, une pensée globalement inefficace en raison d’une difficulté de concentration et d’intrusion désagréable d’associations et de souvenirs, une anergie et une perte d’intérêt.

2) La neurasthénie historique
Le concept de neurasthénie est apparu au XIXè siècle.
Il a rapidement diffusé et occupé une grande place dans la nosographie mondiale et a fini par disparaître avec l’arrivée d’un nouveau concept dans les années 50 : la dépression et ses variantes le trouble dépressif mineur et la dysthymie, la dépression d’épuisement

Le concept existe toujours en Chine et au Japon
L’entité clinique neurasthénie a été décrite par l’Américain Georges Béard en 1868 à partir de l’idée de « faiblesse nerveuse ».
Elle faisait partie des névroses à côté de l’hystérie et de l’hypochondrie et permettait un diagnostic honorable comme actuellement la dépression ou le trouble bipolaire.
La symptomatologie regroupait des symptômes psychiques et physiques

Les symptômes psychiques comprenaient : un épuisement mental avec difficultés de concentration, troubles de la mémoire, indifférence, anhédonie, manque d’intérêt, des peurs morbides, une humeur morose.

Les symptômes physiques comprenaient : un épuisement physique général avec lassitude, des céphalées chroniques et douleurs musculaires, l’irritabilité. La fatigue n’est pas apaisée par le repos.

A partir des conceptions thermodynamiques de l’époque, la neurasthénie était considérée comme de nature biologique, liée à l’épuisement de la quantité d’énergie disponible dans le système nerveux sous l’effet de facteurs extérieurs : l’épuisement apparaît lorsque la demande d’énergie dépasse les ressources

III – La psychasthénie de P. Janet
Elle n’existe pas dans le DSM IV mais conserve une petite place dans la CIM IO dans le chapitre « autres troubles névrotiques spécifiés ».
Pour P. Janet, la psychasthénie appartient au domaine des névroses à côté de l’hystérie et recouvre un champ plus large que la neurasthénie qui est une psychasthénie incomplète.
Le diagnostic repose sur les éléments suivants :
– des pensées obsédantes concernant le passé ou un défaut de sens concret du présent
– des phobies
– un fond d’inquiétude avec des accès d’angoisse
– un sentiment de dépersonnalisation et déréalisation
– un sentiment d’incomplétude dans l‘action et de perte d’énergie mentale
– un abaissement de la tension psychologique
– l’incapacité d’éprouver un sentiment exact en rapport avec la situation présente
– l’aboulie sociale
– les phobies du travail professionnel
– l’agitation mentale en présence du moindre acte à accomplir

La maladie psychasthénique
Pour Janet, il y a une unité du syndrome par le fait que les divers symptômes dérivent les uns des autres et sont tous en rapport avec les idées obsédantes.
Elle a des points communs avec la névrose d’épuisement, l’hystérie et la personnalité obsessionnelle

IV – La thymasthénie.
C’est un syndrome transnosographique proposé par l’OMS et différent du trouble dépressif.
Il existe des critères positifs d’humeur émoussée
– fatigue, anergie
– diminution du plaisir, anhédonie
– perte d’initiative, et d’intérêt, ralentissement.
Il existe des critères négatifs d’humeur douloureuse
– culpabilité
– irritabilité
– agitation
– tendance à pleurer

V – La dysthymie.
Dans le DSM IV et la CIMIO, il s’agit de dépression d’intensité légère ou moyenne de durée prolongée voire chronique et faisant partie du spectre des troubles affectifs
1) les critères symptomatiques du DSM IV
– sentiment pessimiste, perte d’espoir
– manque d’intérêt ou de plaisir
– retrait social
– fatigue chronique ou lassitude
– sentiment de faute ou rumination du passé
– irritabilité ou colère excessive
– diminution de l’activité, de l’efficience ou de la productivité
– difficultés cognitives par troubles de la concentration intellectuelle, de la mémoire et difficulté à prendre des décisions

2) relation dépressivité-personnalité dépressive – dysthymie
La dysthymie est associée à certaines personnalités pathologiques : personnalité limite, narcissique, évitante, dépendante qui présentent une prédisposition au trouble dysthymique.

VI – L’acédie

Pour la psychiatrie phénoménologique, ce terme désigne une paradépression caractérisée par un désaccordage soi/monde.
L’origine du terme remonte à la théologie du moyen-âge et désignait une brèche dans les remparts de la foi chez les anachorètes du désert qui connaissaient un désordre psychique particulier lié à leur condition de moine du désert.
La solitude, l’isolement impliquaient en effet la privation sensorielle et affective de toute altérité.
Ce terme portait un lui à la fois l’ennui, l’indifférence, le dégoût, l’apathie, la fatigue, la lassitude, le ressassement, le découragement, le sentiment de vanité de toute chose.
Elle procédait de la tristesse et de la colère du désoeuvrement et de l’irrascibilité, de l’envie et de l’impatience.
L’acédie, en éloignant le croyant de sa vie d’ermite était assimilée à un vice lui-même à l’origine des péchés capitaux en raison des passions quelle induisait. Le démon de l’acédie (le démon de midi) poussait l’ermite à vouloir quitter le désert et changer de vie comme la drogue pousse le toxicomane à s’adonner à son vice.
Pour la phénoménologie actuelle, l’acédie rentre dans la catégorie des « dépressivités » à la confluence de l’ennui, de l’apathie, de l’anhédonie.
C’est une dépression au sens littéral de la dépressurisation, c’est-à-dire de l’évidement de tout tonus vital. C’est l’éprouvé de vide en soi et d’effondrement du corps avec une impression de ressort cassé et de contact coupé en soi et hors soi.

VII –La névrose d’angoisse
Freud a défini la névrose d’angoisse à partir de la neurasthénie mais en récusant l’étiologie attribuée par Beard et en proposant une étiologie sexuelle.
La clinique freudienne décrit :
– une attente anxieuse permanente
– des scrupules moraux excessifs
– une susceptibilité générale aux stimuli
– une agoraphobie et des peurs nocturnes
– des troubles somatiques.
Pour Freud, la névrose d’angoisse procède d’une accumulation de l’excitation sexuelle somatique conjointe à une défaillance de la participation psychique. Autrement dit la névrose d’angoisse vient des empêchements de l’élaboration psychique de la tension sexuelle somatique (une alexithymie sexuelle)

VIII – Eléments d’une clinique actuelle de la neurasthénie.
La neurasthénie n’est pas la dépression bien qu’elle puisse y participer ou évoluer vers elle
Contrairement à la dépression qui est une crise vécue de « pouvoir » : « je voudrais mais je n’arrive pas », la neurasthénie est une crise du « vouloir ». Il y a une démotivation un « à quoi bon », résonnance entre deux vides, vide de soi et vide du monde.
Cette absence à soi même et au monde est probablement une défense contre l’effondrement dépressif et le précède parfois.
Cette défense est caractérisée par un certain nombre de symptômes intimement liés entre eux et procédant les uns des autres
– l’ennui
– l’inaction
– l’alexithymie
– la fatigue : l’asthénie
– le nihilisme psychologique
– la misanthropie pathologique

1) l’ennui.
L’ennui est le symptôme central de la neurasthénie
Il désigne ce malaise vague, l’impression de vide, de désoeuvrement, et de lassitude qui exprime une impossibilité de l’expérience du temps et de l’espace : c’est un rapport passif à l’espace et une perte de la temporalité qui est responsable de l’ennui car il n’y a plus de tension vers le plaisir à venir (anhédonie et apathie), une fatigue de vivre (asthénie ), une perte de sens (le nihilisme) et un esseulement misanthropique,( l’ennui fait référence au temps infini et désespéré de l’attente).

L’ennui a une signification très différente selon qu’il s’agisse du temps vide habituel du registre du contenu (c’est le monde qui est vide) ou le vide du temps qui est du registre du contenant (c’est soi-même qui est vide.)

La différence entre les deux formes d’ennui est la différence entre le manque (de satisfaction, d’amour) et le vide existentiel qui est une perte de l’être.

Dans le premier cas, l’ennui est sous l’empire du désir, et reste principe d’action pour en sortir. C’est le désir inaccessible qui détermine l’ennui qui n’est qu’un blocage provisoire de l’action, un passage à vide qui sert à mieux repartir dans la double nécessité du mouvement et du repos qui rythment la vie. Il est relatif car en général la conscience se remplit de rêveries plus ou moins triste : il s’agit seulement d’un désenchantement provisoire de l’individu déçu dans ses désirs qui se replie provisoirement sur lui-même et ses pensées.

Dans le vide du temps par contre, l’ennui est une angoisse indicible, et une haine du temps qui ne parvient pas à passer (ennui vient de odium, la haine)

Alors que dans l’attente patiente de l’ennui ordinaire, la tension vers l’avenir est seulement suspendue, dans l’attente passive de l’ennui originaire, il y a perte de tension vers l’avenir.
Le sujet vit le temps en sens inverse comme s’il voyait le temps se précipiter vers lui, comme si l’avenir perçu comme hostile et imposé de l’extérieur fonçait sur lui pour l’anéantir.
Cette agression provoque une sidération et une suspension de l’activité (l’apathie)
L’ennui originaire est la présence douloureuse d’un temps qui ne passe pas et confronte au vide
Le vide psychique caché derrière le sentiment de vide est pour André Green, une défense contre le risque de dépersonnalisation et d’effondrement : « le sujet s’évide de lui-même et de la part de l’autre en lui. »
il y a un mécanisme d’hallucination négative de la pensée qui est vécu comme un vide de la pensée.
L’ennui originaire n’est pas diminution du désir, il nie la possibilité même du désir. Il survient quand on cesse d’être pour soi-même source d’intérêt et induit le sentiment de vanité de tout et de soi-même (le nihilisme) Toute activité perd son sens, l’environnement devient indifférent avec un sentiment d’impuissance radicale et d’esseulement dans lequel le vide du temps est une éternité de déréliction avec des angoisses d’abandon vécues comme rejet et destruction.

2) L’inaction
La conséquence du vide du temps est l’impossibilité de l’action qui apparaît sous deux formes : la perte d’initiative et l’apathie.

a)la perte d’initiative
l’insécurité temporo-spatiale transparait dans des phénomènes d’observation courante : la difficulté à passer d’un lieu à l’autre et à tolérer le changement avec un renoncement à vivre les surprises et imprévues offerts par le monde, l’avenir, les autres et son propre imaginaire.

C’est le moment du changement, le passage, la transition qui font peur : les départs, les contacts humains non prévus, les changements d’activité.
L’entre deux inquiète par son vide représentatif : le futur est un vide sans anticipation possible, il y a une difficulté à se représenter le lieu où on doit se rendre, les gens que l’on doit rencontrer, les actions nouvelles à entreprendre.

L’angoisse nait de la perception d’un vide temporo-spatial qui jette le sujet dans un avenir inquiétant et rend impossible l’action parce que celle-ci ne peut pas être anticipée et en retour l’angoisse annihile les projets.

Au moment d’agir par soi-même, le sujet est submergé par l’angoisse car l’action semble exposée à un danger.
Bien qu’il soit conscient de la nécessité d’accomplir certaines tâches, la mise en route est impossible, l’idée est coupée de l’acte à accomplir et donc ne le prépare pas. ( la procrastination)
L’action se fige à peine ébauchée avec l’impression que la volonté de faire est là mais que le corps ne suit pas, bloqué dans son élan.

a) l’apathie
L’apathie devient le stade terminal de la perte d’initiative avec un renoncement à agir et une perte de valeur de l’action « ça ne vaut pas le coup ».
L’action éveille un sentiment d’impuissance et de fatigue car la conduite à tenir pour répondre à l’enjeu de la situation parait impossible à accomplir.
Dans l’apathie, la vie se fige, l’individu a peur de tous les événements imprévisibles : peur des coups de téléphone, peur d’ouvrir le courrier, peur que les amis, les proches sollicitent trop et d’être obligés de répondre.
Il finit par douter de ses capacités mais s’en défend par une volonté de tranquillité « qu’on lui foute la paix » parce qu’il y a une souffrance de devoir faire un effort pour atteindre un objectif.
L’apathie n’est pas l’inhibition de la dépression, elle est la perte de l’envie d’agir et un défaut d’élan vital qui entraine une attitude de repli, de passivité associée à des sentiments de dégout, d’ennui et de découragement.
Dans l’apathie, le vide existentiel jette l’individu dans un espace inquiétant et une temporalité anhistorique

3) L’alexithymie
L’alexithymie est l’incapacité à reconnaitre et à nommer les affects.
C’est une défense qui brouille le ressenti et atténue ainsi toute souffrance psychique avec un lien entre manière d’être insécure, alexithymie, troubles somatoformes et hyperactivité verbale (le verbiage)

La solution hypochondriaque, restaure une sécurité narcissique en s’appuyant sur le corps. En cas de sentiment de vide, elle fait sentir les limites du corps par une maitrise de celui-ci qui permet de se sentir relié à soi-même. La douleur et la plainte qui va avec luttent contre la menace de dépersonnalisation en restaurant la collusion psychosomatique. Elles permettent de se réapproprier le corps car la douleur est bien à soi : « là où ça fait mal, c’est moi, je suis vivant », mon identité consiste en la souffrance que j’éprouve.

Le verbiage et le fonctionnement mental deviennent des défenses efficaces qui permettent de ne pas se retrouver face au vide, ils fonctionnent pour eux-mêmes, coupés du monde intérieur et d’autrui pour ne rien savoir de soi-même et d’autrui (une addiction à la parole)

4) L’asthénie
a) rappel historique :
l’asthénie constitue à la fois un mot, et une notion qui habitent la médecine de l’antiquité.
– le terme a été inventé au 18 è siècle à partir de la notion d’excitabilité : le défaut d’excitabilité est l’asthénie, l’excès la sthénie.

– La notion d’excitabilité elle-même était liée à l’hypothèse d’une matière vivante irréductible à la matière proprement dite. Elle caractérisait le monde vivant avec les notions couplées de sthénie et d’asthénie.
– Pour Pierre Janet, l’asthénie regroupait les atteintes générales du système nerveux et ses conséquences sur la sensibilité et la motricité.
– Magnan distingue les asthénies somatiques (y compris neurologiques) et les asthénies psychiques stigmates du déséquilibre mental.
– Freud place l’asthénie psychique dans les névroses actuelles et aussi dans l’hystérie

b) aspect clinique.
L’asthénie dans la neurasthénie est une fatigue existentielle non liée à un effort, un stress chronique, une atteinte neurologique mais à la vie elle-même.
Elle est liée à l’histoire propre et non à ce qui arrive
Elle n’est pas un phénomène isolé mais toujours liée aux autres symptomes de la neurasthénie : le manque d’énergie et d’élan vital, l’anhédonie, l’indécision, l’apathie face aux exigences de la vie quotidienne.
C’est d’abord une sensation physique : le corps lourd, incarnation de la lassitude qui entraine une difficulté à se mouvoir et à faire face aux tâches quotidiennes
Il y a un sentiment d’épuisement parce que le corps ne répond plus.

Une première conséquence de l’asthénie est le repli sur soi et retrait du monde pour assurer une meilleure adéquation de soi à soi et de soi à son environnement.

Une deuxième conséquence est la lenteur : le temps personnel se ralentit et creuse un écart avec le temps commun trop rapide. Cet écart fait observer le monde comme quelque chose qui s’agite devant soi et plus vite que soi parce qu’il y a une grande vulnérabilité et perméabilité aux évènements et au rythme des autres, si bien que la moindre activité dans le monde commun vécue comme un tourbillon bouscule et menace de faire tomber.

Cette perte de la maîtrise du temps donne le sentiment de vivre au ralenti, sans possibilité de se presser avec un vécu de présent dilaté et d’avenir trop lointain, inaccessible, rétréci car difficile à imaginer.
C’est ce vide du temps et de l’espace qui fait basculer de l’activité à la passivité : le sujet vit l’action comme difficile à démarrer et à tenir dans la durée. Il se sent débordé, sans volonté avec un sentiment d’épuisement et d’évidement face à l’incapacité à assumer un emploi du temps toujours trop chargé.
Cette perte de maîtrise temporospatiale se traduit par une incapacité à tenir le rythme si bien que tout se ralentit.
La fatigue procure alors un ultime sentiment d’existence et de défense contre le temps long de l’ennui.
Elle est l’ennui de l’individu qui n’a pas conscience de son ennui. La souffrance du vide est ainsi déniée en étant déconnectée de la pensée.

5) Le nihilisme psychologique
Le nihilisme existentiel est lié à la dépersonnalisation, c’est-à-dire à la perte de la familiarité du monde et de la reconnaissance de soi.
C’est une révolte sans but qui tourne en rond générant des angoisses de non sens et de vide en soi en miroir de l’absence de l’objet en soi, créant une absence de lien de soi à soi.
Pour Winnicott le nihilisme existentiel est la soumission à la réalité extérieure : « le monde et tout ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. La soumission entraine chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’ importance. »
Le nihilisme se traduit par la perte du valoir (les valeurs, les qualités) : tout est disqualifié si bien que le sujet se pose logiquement la question : « que faire, pourquoi faire quelque chose plutôt que de ne rien faire, pourquoi faire quelque chose puisque ça ne vaut pas le coup »
Dans le nihilisme, l’apathie prend le sens de « la perte du devoir faire » autrement dit de la valeur même de l’action.
Cette perte de valeur ne laisse pas indifférent, elle est marquée par le dégout et la colère, l’amertume et le ressentiment, la dérision et la révolte.

Le dégout du monde perçu comme étrange et hostile, inintéressant et hideux est aussi un dégout de tout ce qu’il y a à faire. L’attitude « à quoi bon » traduit cette dévalorisation d’un monde sans qualité.

La révolte oscille entre ressentiment et dénigrement et entraine vers une oisiveté teinté d’amertume et de dérision.

Dans le nihilisme, on passe d’une logique de vie à une logique de survie sans projet pour échapper à tout sentiment de déception.

La révolte nihiliste n’est pas la capacité de dire « non » qui participe à l’homéostasie psychique, c’est une auto-exclusion passive contre le « rien faire » avec un sentiment de son propre manque de valeur, auto-dévalorisation qui s’exprime par la lassitude et l’épuisement.
L’évolution logique du nihilisme existentiel est une dépressivité marquée par le manque : manque d’élan vital, manque d’intérêt, manque de motivation, de désir, de plaisir et de persévérance.
Cette dépressivité est l’éprouvé d’un vide en soi, un chagrin inconsolable, sans objet ni nostalgie possible avec un sentiment de s’enfoncer dans des sables mouvants sans secours possible (la déréliction)

6) La misanthropie pathologique
La misanthropie neurasthénique est caractérisée par un rapport paradoxal avec les gens : A la fois la nécessité de les rencontrer et en même temps l’impossibilité d’être avec eux.
Il y a à la fois un manque de sociabilité et un sentiment de solitude d’une part et des angoisses sociales dès que le sujet est en présence trop prolongée d’autres personnes.
L’autre est une présence qui n’a pas de sens et renvoie au vide de la solitude et du néant de tout lien.
Il génère un sentiment d’étrangeté avec l’image d’un fossé entre soi et autrui et la nécessité de reconstruction permanente d’un pont au prix d’une grande énergie comme s’il s’effritait au fur et à mesure de sa construction.
Le besoin de lien demande un tel effort qu’il existe paradoxalement un soulagement à être seul.
Le repli autistique apparaît alors comme la seule stratégie possible. Etre seul devient la seule issue devant la menace de chaos provoquée par autrui toujours décevant.
Peu à peu autrui s’efface alors du monde de celui qui ne croit plus en rien ni peut demander de l’aide.
Le sujet se met illusoirement à l’abri de la dépendance et du besoin douloureux de la présence d’autrui.
Le misanthrope, dans l’incapacité ni d’être seul ni d’être en présence d’autrui ne jouit jamais d’une solitude sereine car la solitude est utilisée comme un isolement défensif et mortifère face à la nécessité vitale de fuir une dépendance aliénante.

7) Conclusion
Les périodes de neurasthénie témoignent d’une vie à deux vitesses d’allure bipolaire : après des périodes de frénésie et d’agitation, le sujet s’absente au monde et aux autres dans un état d’ « aphanisis » jusqu’à s’absenter de lui-même.

Cette absence à soi même, à autrui et au monde dans l’esseulement témoigne qu’il manque quelqu’un dans un manque à être fondamental et que l’espoir qu’il puisse venir au secours est vain.
L’absence de la neurasthénie est alors l’ultime défense contre l’effondrement dépressif.

DÉPERSONNALISATION ET FOLIE DANS LA PRÉCARITÉ

DÉPERSONNALISATION ET FOLIE DANS LA PRÉCARITÉ

Le DSMIV définit la dépersonnalisation comme une altération persistante et récurrente de la perception de soi – même jusqu’à la perte temporaire du sentiment de sa propre réalité.
1) Critères diagnostic
– expérience prolongée ou récurrente d’un sentiment de détachement et d’une impression d’être devenu un observateur extérieur de son propre fonctionnement mental ou de son propre corps
– pendant l’expérience de dépersonnalisation l’appréciation de la réalité demeure intacte
– la dépersonnalisation est à l’origine d’une souffrance clinique significative ou d’une altération du fonctionnement social, professionnel
– l’expérience de dépersonnalisation ne survient pas exclusivement au cours de l’évolution d’un autre trouble mental comme la schizophrénie, le trouble panique, l’état de stress aigu et n’est pas dû aux effets physiologiques directs d’une substance ou d’une affection médicale (l’épilepsie temporale)

2) Diagnostic différentiel
La dépersonnalisation peut être un symptôme de nombreux tableaux cliniques :
– chez l’individu normal : épuisement, privation sensorielle
– schizophrénie
– état maniaque
– TOC
– Troubles neurologiques
– Troubles toxiques et métaboliques

3) Clinique
– la caractéristique principale est le sentiment d’irréalité et d’étrangeté
– les processus mentaux, la perception du corps et des événements extérieurs se déroulent comme avant mais le sujet les trouve différents et sans rapport avec lui-même : c’est la perte de la perception familière de soi et du monde qui se traduit par une habitation non évidente dans le corps et dans le monde comme si la personne regardait le monde à travers une fenêtre et que le corps était une machine à conduire, un corps emprunté
– la dépersonnalisation est le phénomène de l’inquiétante étrangeté dans laquelle le sujet n’habite plus le monde mais devient spectateur du monde
– il se regarde regarder et se perçoit comme un autre avec un sentiment de perplexité (l’altérisation de soi) dans l’auto-observation

– l’auto-observation constitue normalement un phénomène discret de second plan avec un oubli de soi dans la vie courante

– dans la dépersonnalisation ce phénomène est particulièrement développé avec une partie de soi qui observe l’autre en situation comme si elle n’était pas dans la scène mais spectatrice de la scène et comme s’il y avait deux personnes vivant dans deux mondes différents mais partageant le même corps.
– La dépersonnalisation comprend un sentiment de désanimation (sentiment de vide et défaut de reconnaissance de soi qui entraine une perte de la signification du moi), un sentiment de désincarnation (une déshabitation du corps que Winnicott appelle la perte de la collusion psychosomatique)
En conséquence :
– l’individu a l’impression de vivre sa vie à côté de lui-même de façon mécanique et discontinue
– dans les relations humaines, la spontanéité de la rencontre disparaît et le sujet se sent observé comme lui-même s’observe et observe les autres.
– Le sujet est obligé de se replier sur lui-même et ses ruminations qui sont des tentatives de restauration de son identité par la réflexion pure. Le « cogito ergo sum » de Descartes remplace le plaisir de vivre.

Dans la clinique phénoménologique, la dépersonnalisation est un rapport spécifique au monde, à autrui, au corps et à soi-même.

1) dans le rapport au monde : c’est la déréalisation ; perte du sentiment de réalité et familiarité.

Dans la déréalisation, il y a mise à distance du monde par la pensée raisonnante qui permet de maitriser un environnement devenu méconnaissable et inhabitable.

C’est l’incapacité du suet à entrer en relation avec le monde qui le force à se dédoubler en sujet observé et sujet observant
Cette défense permet alors d’affronter le monde en étant à la fois présent et absent dans l’hyperlucidité froide et distance du pur observateur extérieur, elle permet alors de contenir l’intrusion traumatique du réel.

C’est cette expérience de surréalité que vit Roquentin dans « la nausée » lorsqu’il voit trop une réalité trop présente et trop menaçante alors qu’il est simplement assis dans le train :
« j’appuie ma main sur la banquette mais je la retire précipitamment : ça existe. Cette chose sur quoi je suis assis, sur quoi j’appuyais ma main s’appelle une banquette. Ils l’ont fait tout exprès pour qu’on puisse s’asseoir, ils ont pris du cuir des ressorts, de l’étoffe, ils se sont mis au travail avec l’idée de faire un siège, et quand ils ont eu fini, c’était ce qu’ils avaient fait. Ils ont porté ça ici, dans cette boite et cette boite roule et cahote à présent avec ses vitres tremblantes et elle porte dans ses flancs cette chose rouge. Je murmure c’est une banquette un peu comme un exorcisme. Mais le mot reste sur mes lèvres : il refuse d’aller se poser sur la chose. Elle reste ce qu’elle est, avec sa peluche rouge, milliers de petites pattes mortes. Cet énorme ventre tourné en l’air, sanglant, ballonné, boursoufflé avec toutes ses pattes mortes, ventre qui flotte dans cette boite, dans le ciel gris, ce n’est pas une banquette, ça pourrait tout aussi bien être un âne mort ».

Dans ces conditions, le manque de consistance de la réalité fait que la conscience glisse sur les choses sans pouvoir s’y accrocher.
.
Cette incertitude sur la réalité de l’existence de toute chose donne le sentiment que le monde entier est une fiction, un théâtre vide, chaotique comme un décor factice de carton qu’un coup de vent peut abattre.

Ce sentiment d’étrangeté et d’être étranger aboutit à la conviction d’une incompatibilité entre le monde et soi : le monde est rempli de défauts insupportables et devient inhabitable, la société apparaît comme une entité opaque, monolithique persécutrice par ses oppressions, ses règles sociales injustes et son hypocrisie et sa laideur.
Céline a bien décrit cette perception du monde dans « voyage au bout de la nuit » :
« Comme le voyage est partout, il fallait jouer et il avait bien raison Brandelore : rien aussi n’a l’air plus idiot et n’irrite davantage, c’est vrai qu’un spectateur inerte, monté par hasard sur les planches. Quand on est dessus, n’est ce pas, il faut prendre le ton, s’animer, jouer, se décider ou bien disparaître. Le monde n’est qu’un théâtre ou tout est truqué avec des vérités réversibles. Mentir, baiser, nourrir. Il venait d’être défendu d’entrependre autre chose. On mentait avec rage au-delà de l’imaginaire, bien au-delà du ridicule et de l’absurde, dans les journaux, sur les affiches, à pied, à cheval, en voiture. Tout le monde s’y était mis. C’est à qui mentirait plus énormément que l’autre. Bientôt, il n’y eût plus de vérité dans la ville. Le peu qu’on y trouvait, on était honteux à présent. Tout ce qu’on touchait était truqué, le sucre, les avions, les sandales, les confitures, les photos ; tout ce qu’on lisait, avalait suçait, admirait, proclamait, réfutait, défendait, tout cela n’était que fantômes haineux, trucages et mascarades. Les traîtres eux-mêmes étaient faux. Le délire de mentir et de croire s’attrape comme la gale.

Dans ces conditions aucun geste ne prend valeur d’acte et il y a inanité de toute démarche aux différents degrés de la procrastination et de l’apathie.
• Dans la procrastination le sujet est submergé par l’angoisse au moment d’agir par soi même. Il se sent menacé car l’action à entreprendre semble exposer à un danger.

Bien que le sujet soit conscient de la nécessité d’accomplir certaines tâches, la mise en route est impossible, l’idée est coupée de l’acte à accomplir et ne le prépare pas.

L’acte se fige et échoue à peine ébauché avec l’impression que la volonté de faire est là, mais que le corps ne suit pas avec au bout du compte un renoncement à agir.
• Dans l’apathie, l’action éveille un sentiment d’impuissance car la conduite à tenir pour répondre à l’enjeu de la situation parait impossible.
• L’individu doute de ses capacités mais s’en défend par la volonté de tranquillité : « qu’on lui foute la paix » et une rationalisation sur la valeur de l’acte : « ça ne vaut pas le coup »

Dans l’apathie, il y a souffrance de devoir faire un effort pour atteindre un objectif.
L’apathie n’est pas l’inhibition qui relève d’un conflit interne, elle est la perte de l’envie d’agir et un défaut d’élan vital qui entraine une attitude de passivité associée à des sentiments de dégoût, d’ennui et de découragement.

Dans l’apathie, le vide existentiel jette l’individu dans un espace inquiétant, une temporalité anhistorique et entraine le sujet dans une altération fondamentale de son accordage avec le monde. Faute de l’organisation imaginaire du monde, celui-ci est expérimenté à la fois dans l’hyperlucidité réflexive et dans l’irréalité en raison du désintérêt pour l’action.

Cette absence d’imaginaire implique alors des actions sans sujet par le biais d’actes purement opératoires faute d’enchainement narratif propre à la subjectivité.

L’angoisse survient au moment même où le sujet se trouve amené à anticiper une action volontaire et détruit la possibilité même de l’action.

2) Dans la relation à autrui la dépersonnalisation apparaît sous la forme d’une phobie sociale très particulière.

La présence d’autrui est expérimentée comme dissemblance absolue, non soi étranger plus ou moins menaçant ou dangereux.
L’autre se déshumanise en raison d’un défaut d’empathie face à une différence angoissante.

La rencontre intersubjective lorsqu’elle survient expose à une dépossession de soi car l’empathie de la part d’autrui est vécue comme une intrusion intolérable : l’individu vit les émotions suscitées par autrui comme un corps étranger que les autres introduisent en lui pour le contrôle avec une angoisse d’être envahi et manipulé par des émotions étrangères.
En retour cette angoisse d’intrusion diminue l’empathie émotionnelle propre et accroit la théorie de l’esprit raisonnante pour échapper à l’emprise et contrôler en retour (la meilleure défense est l’attaque). C’est ce paradoxe que décrit fritz Zorn dans « Mars » : « Je me sentais toujours seul et je n’arrivais pas à supporter la solitude ; je me réfugiais dans la compagnie des autres, mais ces autres n’étaient jamais de vrais amis, ils n’étaient toujours que « les autres »et comme je n’étais pas plus capable d’affronter les rapports humains que ma propre solitude, le plus souvent je me sentais encore plus seul en compagnie que seul. J’étais donc ainsi tiraillé par les sentiments les plus contradictoires ; quand j’étais seul, je ne pensais ne plus pouvoir le supporter et il me fallait à tout prix chercher une compagnie ou, très souvent, seulement l’attendre en vain ; mais quand je me trouvais en société, à nouveau je remarquais combien j’étais éloigné des autres, séparé d’eux par une distance infranchissable. Alors je me voyais vraiment comme un être en marge et je songeais plus qu’à quitter la bonne compagnie, ne fût- ce que pour échapper à ce sentiment d’être exclu »
Ces angoisses d’intrusion et d’esseulement sont le symptôme d’une impossibilité d’être ensemble (le mitsein de Heidegger, intermonde de Merleau Ponty, espace transitionnel de Winnicott)
C’est parce qu’il y a une impossibilité de « l’être ensemble » qu’il n’y a pas de rencontre intersubjective véritable. L’autre reste énigmatique et inquiétant sans résonnance affective ni empathie véritable.
Ce défaut d’empathie est la perte de familiarité du semblable, l’effacement de l’apparence humaine, lorsque se délite la reconnaissance du visage, de l’image et de la réaction d’autrui.(cf les neurones miroirs) Elle est une cécité de l’activité psychique d’autrui avec une authentique difficulté à le comprendre et à prendre en compte dans les interactions sociales.

L’autre énigmatique n’est pas tellement la personne identifiée que son « être » qui est éprouvé comme menaçant car vécu dans l’altérité radicale de l’étranger avec lequel il n’y a pas de contact possible.
L’inquiétante étrangeté dans la perception d’autrui donne l’impression que celui-ci est comme un robot, un mannequin énigmatique avec lequel il n’y a pas d’échange possible, présence vide et indifférente d’une masse opaque.

Dès lors, toute rencontre est une épreuve et l’échec de la rencontre provoque à chaque fois une crise identitaire et un renoncement à établir une relation avec autrui en tant que différent et complémentaire et finalement une attitude de repli autistique.
Cette expérience de scission de soi et d’autrui est décrite par Ionesco dans « le solitaire » : « je pris connaissance replié sur moi-même que ces gens m’étaient étrangers, ils étaient séparés de moi par une vitre épaisse, incassable. Comment faire les approches ? pour moi, ce sont des martiens mes semblables ! Est-ce eux qui étaient derrière la vitre, comme dans un zoo ou est ce que c’était moi. J’allai plus loin dans le sens de la séparation. En m’appliquant, je réussis à faire en sorte que leurs mouvements, leurs gestes me parurent désordonnés, langage dont je ne connaissais pas le sens ».
3) Dans le rapport au corps la dépersonnalisation est la conséquence de la difficulté de différenciation entre l’intérieur et l’extérieur et la perte de la collusion psychosomatique.
Pour Winnicott en effet, il n’y a pas de frontière internes tant qu’il n’y a pas un self intégré qui donne un sens aux termes réalité interne et réalité externe. Il définit la « personnalisation » comme « l’installation de la psyché dans le soma avec le sentiment d’existence d’un dedans par rapport à un dehors et de leur lien psychosomatique. »
La personnalisation assure l’habitation du corps par soi même.
Normalement cette habitation du corps est invisible et ne pose pas de problème tellement le soi corporel fait partie de soi.
Dans la dépersonnalisation la distinction phénoménologique entre « le corps que je suis » qui fait qu’un avec moi le « corps que j’ai » disponible comme instrument mais qui n’est pas moi, devient flagrante.
Dans la dépersonnalisation, s’il y a bien « un corps que j’ai », le « corps que je suis » ne va pas de soi. Il est vécu comme un corps étranger menaçant le sujet par ses exigences.
Le rapport du « je » ou « soi » est rompu si bien que l’habitation du corps perd son évidence et celui-ci n’a plus de propriétaire.
Il se produit un clivage entre « le corps que je suis » et le « corps que j’ai »
Le sujet a usage d’un corps outil mais perçoit son corps « en chair et en os » de façon étrange : sentiment de flottement dans les amarres corporels, « jambes en coton », impression d’être enveloppé d’un voile ou d’une gangue de plomb, substance du corps liquide ou pâteuse, pétrifiée ou friable.
Il y a aussi déréalisation dans sa propre perception dans le miroir comme le décrit le personnage de Roquentin dans « la nausée » de Sartre.
« Au mur il y a un trou blanc, la glace. C’est un piège. . Je sais que je vais m’y laisser prendre, ça y est. La chose grise vient d’apparaître dans la glace. Je m’approche et je la regarde, je ne peux plus m’en aller.
C’est le reflet de mon visage. Souvent dans ces journées perdues, je reste à le contempler. Je n’y comprends rien à ce visage. Ceux des autres ont un sens ; Pas le mien. Je ne peux même pas décider s’il est beau ou laid. Je pense qu’il est laid parce qu’on me l’a dit. Mais cela ne me frappe pas. Au fond je suis même choqué qu’on puisse lui attribuer des qualités de ce genre comme si on appelait beau ou laid un morceau de terre ou bien un bloc de rocher. Mon regard descend lentement avec ennui sur ce front sur ces joues : il ne rencontre rien de ferme, il s’ensable.
Evidemment, il y a là un nez, des yeux, une bouche, mais tout ça n’a pas de sens ni même d’expression humaine. Je vois de légers tressaillements je vois une chair fade qui s’épanouit et palpite avec abandon. Les yeux surtout, de si près sont horribles. C’est vitreux, mou, aveugle, bordé de rouge on dirait des écailles de poisson. Je m’appuie de tout mon poids sur le rebord de la faience, j’approche mon visage de la glace jusqu’à le toucher, les yeux, le nez la bouche disparaissent. Il ne reste plus rien d’humain.

Pour Bion, la dépersonnalisation est toujours liée à l’image d’un corps poreux et perforable et à l’écoulement de la substance vitale par ce trou avec des angoisses non de morcellement comme dans la schizophrénie mais de vidange liée à des angoisses du vide et d’abandon ou d’explosion liée à des angoisses d’intrusion.
Une première solution à la dépersonnalisation est de demander à une drogue ou à autrui de reconstruire la collusion psychosomatique. Leur fonction est véritablement de colmater l’enveloppe de soi pour empêcher toute hémorragie de substance vitale.
Une autre solution est la douleur hypochondriaque qui restaure les frontières de soi en s’appuyant sur le corps. La douleur fait sentir les limites du corps lorsque le sujet se sent « évidé ». La maîtrise du corps permet alors de se sentir relié à soi même.
4) Dans le rapport à soi même la dépersonnalisation se traduit par le clivage soi /je caractérisé par la prépondérance de la pensée réflexive dans sa dimension d’auto-observation et de rumination rétrospective.

L’auto-observation constitue normalement un phénomène discret de second plan. Il y a habituellement oubli de soi et l’acte de penser du sujet observateur reste hors service dans la vie courante.
Dans la dépersonnalisation, ce phénomène est exacerbé avec toujours une partie de soi qui observe l’autre comme si elle n’était pas dans la scène mais simplement spectatrice de la scène avec une dimension d’étrangeté de soi même, sorte « d’ altérisation »radicale de soi.
Le sujet assiste à distance au fonctionnement de son esprit avec l’impression de vivre à côté de lui-même de façon mécanique et discontinue.

La rumination rétrospective n’est qu’un accroissement quantitatif du phénomène normal de la réflexion d’après coup.
Tout le monde se penche plus ou moins rétrospectivement sur ses actions passées mais dans la dépersonnalisation, ce phénomène prend une importance envahissante souvent redoutée car envahissante et incontrôlable.
On retrouve là encore dans « La nausée » cette rumination d’après coup qui empêche de vivre :
« Il faut choisir : vivre ou raconter. Par exemple quand j’étais à Hambourg, avec cette Erna, dont je me défiais et qui avait peur de moi, je menais une drôle d’existence. Mais j’étais dedans, je n’y pensais pas. Et puis un soir, dans un petit café de San Pauli, elle m’a quitté pour aller aux lavabos. Je suis resté seul, il y avait un phonographe qui jouait Blue Sky.
Je me suis mis à me raconter ce qui s’était passé depuis mon débarquement. Je me suis dit : « Le troisième soir, comme j’entrais dans un dancing appelé la grotte bleue j’ai remarqué une grande femme à moitié saoule. Et cette femme là, c’est celle que j’attends en ce moment, en écoutant Blue Sky et qui va venir s’asseoir à ma droite et m’entourer le cou de ses bras »
Alors j’ai senti avec violence que j’avais une aventure. Mais Erna est revenue, elle s’est assise à côté de moi, elle m’a entouré le cou de ses bras et je l’ai détesté sans trop savoir pourquoi.
Je comprends, à présent : c’est qu’il fallait recommencer de vivre et que l’impression d’aventure venait de s’évanouir. Quand on vit, il n’arrive rien, les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. »

Pour Winnicott, ce replie dans la pensée correspond à une tentative de restauration du self par la pensée réflexive pure qui protège contre les angoisses d’évidement et d’explosion. La personne applique à l’extrème la maxime de Descartes « cogito ergo sum », je pense donc j’existe avec une pensée totalement coupée du « sentir ».
La réflexion dans le miroir de mots remplace la réflexion visuelle du miroir et de l’intersubjectivité. L’affirmation de l’identité remplace son attestation spéculaire. L’intellectualisme, le rationalisme, la rumination mettent alors le sujet à l’abri de toute angoisse dans le monde clos des idées.
La question posée par la dépersonnalisation concerne tout individu. Elle est la question du « ou suis-je » de « l’être là » jeté dans le monde et la question du « qui suis-je » par rapport au « qui es tu » qui est la question de l’altérité qui précède la question du sujet dans son histoire. L’angoisse de « l’être au monde » et de « l’être avec » est une angoisse existentielle : ce qui angoisse c’est le monde en tant que tel, son propre néant et l’autre en tant que tel. Cette angoisse s’exprime par les idées d’insécurité, d’incertitude absolue, d’égarement et de perte de repères dans un environnement ou ne fonctionne plus les oppositions qui structurent la réalité commune : l’avant et l’après, l’ici et l’ailleurs, l’autre identifié, un environnement surréel qui se manifeste par l’inquiétante étrangeté en dehors de toute parole et historicité.
Dans cet environnement déréalisé, l’individu est un déraciné de lui-même, sans protection dans un exil intérieur ou il ne croit plus aux autres, à l’avenir et à lui-même. Le monde vécu se clôt dans un assèchement qui tend vers l’abolition du temps dans la perpétuité d’un présent indifférent. Son impact transforme l’individu qui perd son statut de sujet dans un espace chaotique ou son identité est compromise si bien qu’il devient fou si on considère que la folie est une temporalité individuelle qui échappe à l’histoire en immobilisant le sujet dans une sorte de repli du temps : le passé, temps de l’histoire et le futur, temps du désir sont impossible à envisager. La folie est alors la peur de la déshumanisation par effondrement des assises narcissiques sous le coup d’évènements dans l’environnement lorsque le sociale intériorisé ou non ne protège plus. La folie survient comme une guerre civile intime qui explose au grand jour sous l’effet de paradoxe relationnels et de vécu d’impuissance dans l’environnement qui brise l’unité de la personne.

Les qualités requises chez l’accompagnant dans l’éducation thérapeutique

« rencontrer, c’est se trouver en présence d’un autre dont nous ne possédons pas la clé. C’est la surprise de ce qui n’est pas attendu, c’est-à-dire une part du réel toujours imprévue. La rencontre ouvre une faille nécessaire à la surprise en la comblant »
(Maldiney)

L’éducation thérapeutique fait parti des obligations dans tout établissement de santé. Sa pratique en psychiatrie est cependant nouvelle et soulève un certain nombre de questions épistémologiques.
L’éducation thérapeutique est par contre une pratique ancienne et courante en médecine somatique avec comme paradigme de départ la gestion de sa maladie par l’asthmatique ou le diabétique. Son extension à la psychiatrie pose évidemment la question de l’analogie de la pathologie mentale à la santé physique.
En effet, si on prend comme point de départ de la réflexion les mots utilisés, l’éducation thérapeutique associe bien deux champs : l’éducatif et le thérapeutique.
Si les deux termes ne sont pas antinomiques, il existe en santé mentale un problème de compatibilité de ces deux domaines et de leur champ commun.
Dans la tradition psychiatrique le terme thérapeutique a un sens plus étendu que son sens en médecine somatique car il associe deux significations qui sont distincts en langue anglaise : « care » et « cure ». En psychiatrie le thérapeutique se fonde non seulement sur le soin technique (cure) mais sur la rencontre singulière soignant/soigné dans laquelle les soignants ne sont pas interchangeables ni prestataire de service mais créent un lien avec le patient : le « care » qui signifie « prendre soin » mais aussi le fait d’attacher de l’importance à la personne, le reconnaître comme sujet dans la pratique de soin classique en psychiatrie : la notion de relation d’aide, de soutien, d’étayage, la notion d’alliance thérapeutique et plus récemment dans une perspective plus cognitive, le concept de « care manager » dans la réhabilitation psychsociale et le rétablissement (recovery)
Dans les définitions de l’HAS de l’éducation thérapeutique, l’idée du «» est également présente lorsqu’est évoqué « le soutien psychosocial conçu pour rendre les patients conscients et informés de leur maladie, des soins, de l’organisation des procédures hospitalières et des comportements liés à la santé et à la maladie »
La définition décrit « un processus continu et un suivi régulier » et précise qu’ « elle ne se réduit pas à la délivrance d’information »
Les ressources éducatives sont de deux ordres
-Des techniques de communication centrées sur le patient : écoute active, empathie, attitude encourageante, entretien motivationnel car le programme d’éducation thérapeutique vise l’acquisition de compétences, d’autosoins et d’adaptation :
• Se connaître soi même, avoir confiance en soi
• Savoir gérer ses émotions et maîtriser son stress
• Développer un raisonnement créatif et une réflexion critique
• Développer des compétences en matière de communication et de relation interpersonnelle
• Prendre des décisions et résoudre un problème
• Se fixer des buts à atteindre et faire des choix
• S’observer, s’évaluer, se renforcer.
-Des techniques pédagogiques qui visent à :
• Connaître le patient, identifier ses besoins, ses attentes, sa réceptivité.
• Accéder par un dialogue structuré aux connaissances, représentations logiques explicatives, au ressenti du patient.
• Chercher à connaître ce que le patient comprend de sa situation de santé.
• Favoriser l’implication du patient, soutenir sa motivation en tenant en tenant compte de ses demandes et lui permettre de s’approprier le programme d’éducation thérapeutique.
• Acquérir des compétences par le patient : comprendre, analyser, résoudre un problème, faire face, décider, faire, adapter
Le projet de l’éducation thérapeutique apparaît bien comme le travail habituel de tout soignant en psychiatrie et pose la question du rajout du mot « éducation » à « thérapeutique ». Existe-t- ilune éducation non thérapeutique ? Quelle est l’apport de l’éducation thérapeutique en santé mentale par rapport à la pratique habituelle du soin en hopital psychiatrique ?
Le métier d’ « éducateur thérapeutique » existe en Amérique du nord dans le domaine de la santé mentale et de la réhabilitation psychosociale sous le vocable de « care manager »
La question qui peut alors se poser : existe-t-il des points communs entre un « care manager » et un « care giver » (la personne qui prend soin d’un enfant) ?
Le point commun semble évidemment être la pratique du « care » et on peut légitimement supposer que le travail de « care manager » requière les mêmes qualités que les qualités d’un « care giver » que D Winnicott avait décrites dans les fonctions de la mère suffisamment bonne : (holding, containing, etc)
La première qualité d’un « care manager » est certainement l’empathie, qualité nécessaire à tout soignant
L’empathie procure à la personne le sentiment d’être comprise autrement dit que le « care manager » reconnaisse son état
L’empathie pour Maldiney « c’est se transporter dans l’autre pour s’y sentir soi même dans une unité symbiotique mais dissymétrique ». « Elle permet de saisir l’autre dans une expérience qui reste néanmoins étrangère » (P Ricoeur)
Selon F De Walls, il existe quatre niveaux d’empathie : l’empathie d’émotion, l’empathie d’abstraction (la théorie de l’esprit), l’empathie réciproque, l’altruisme (la préoccupation pour autrui)
Ces quatre niveaux d’empathie paraissent indispensables dans l’accompagnement thérapeutique.
L’empathie d’émotion est « le partage synchronique d’états psychocorporels qui fait que les partenaires éprouvent un état semblable d’émotions et de pensée » (Rizzolatti)
C’est l’intuition phénoménologique de « l’être ensemble»(mitsein) car « pour appréhender autrui, il faut se sentir visé ou affecté par son comportement, qu’il ne soit pas totalement étranger, vivant dans un monde radicalement différent du sien » (P Ricoeur)
Cette condition n’est réalisée que s « il est possible de refaire pour soi même les gestes d’autrui, s’ils se trouvent un écho dans son comportement et s’inscrivent dans son monde »
L’empathie d’abstraction est la capacité d’avoir une représentation des contenus mentaux d’autrui
L’empathie d’abstraction est la capacité d’avoir une représentation des contenus mentaux d’autrui : elle permet de se mettre à la place d’autrui qui a ses propres expériences et qui pense autrement que soi. C’est par la vertu du dialogue que l’on peut se représenter le monde imperçu d’autrui et partager des actions et des pensées.
La théorie de l’esprit reconnaît ce que l’autre vit à la fois comme étranger et semblable grâce à un travail d’imagination qui lie l’étrange et le semblable et permet l’identification dans les deux sens du terme : identifier quelqu’un et s’identifier à quelqu’un.
L’empathie réciproque est l’acceptation que l’autre puisse s’imaginer à ma place : « je me pense comme autrui et j’accepte qu’il se mette à ma place pour m’enrichir de son point de vue sur moi »
Dans cette empathie, l’échange est essentiel car il y a désir de se rencontrer soi même à travers autrui en courant le risque d’être bousculé et transformé par autrui. L’empathie réciproque s’appuie sur le désir de reconnaissance par autrui à qui on attribue une valeur : l’estime de soi passe ainsi par l’estime par autrui, la confiance en soi passe par la confiance en autrui.
L’empathie altruiste : c’est la préoccupation pour autrui, le désir de le rencontrer et le connaître en renonçant à son contrôle : c’est la « philia » platonicienne dans laquelle « autrui me révèle à moi-même dans une construction mutuelle et dynamique. »
Dans l’empathie du « care manager », il existe deux écueils au « sentiment d’être compris et reconnu » : ce sont les sentiments d’abandon et d’intrusion liés au défaut ou à l’excès.
Le défaut d’empathie provoque un sentiment de solitude et d’esseulement, d’être seul face à la maladie et donc d’être incompris et sans soin (care)
L’excès d’empathie en étant trop directif, trop explicatif menace l’autonomie et le lien. Il y alors risque de rupture de la relation et du dialogue lié à des angoisses d’empiètement.
Lorsqu’il y a équilibre dans la relation d’aide (le sentiment stable d’être autonome et en relation), alors la personne peut utiliser le « care manager » comme ressource : « quelqu’un est là pour me renvoyer que j’existe comme acteur de mes soins »
C’est la présence empathique discrète du « care manager » qui permet le maintien de la stabilité de la personne comme actrice de soin.
Cette fonction d’individuation permet l’alliance thérapeutique dans l’expérience du « nous deux » (both en anglais) à la base de la confiance en soi et en autrui et la capacité d’être seul : autrement dit la sérénité face à la maladie, le principe de réalité et l’autonomie dans la vie.
Une deuxième qualité du « care manager » est la fonction de protection en aidant à lutter contre le stress et la vulnérabilité au stress (la survalorisation des évènements et symptômes).
Par sa présence apaisante le « care manager » prend soin, soulage et aide à faire face au stress (notion de coping) par autoétayage car le stress lié à la maladie peut désorganiser l’individu jusqu’à la perte du sentiment de continuité d’existence. Inversement, le sentiment de continuité soutenu par la fonction protectrice du « care manager » permet d’investir un futur potentiel (lutter contre l’angoisse de mort) autrement dit la continuité des soins (cure). L’investissement du « care » permet l’investissement du « cure »
Une troisième qualité est le soutien.
Elle permet un sentiment de sécurité qui compense le sentiment d’insécurité provoqué par la maladie. Elle favorise l’élan vital de l’instinct de vie grâce à sa continuité, sa constance er sa prévisibilité. En favorisant un certain degré d’insouciance et de sérénité le « care manager » développe la curiosité, l’estime de soi et l’investissement dans le soin.
La manière d’être « sécure » favorisée par le « care manager » permet de se confronter plus sereinement aux épreuves de la maladie parce que la personne a confiance en celui qui procure un sentiment de valeur personnel sans vécu de solitude. Le soutien permet à la personne d’être actrice dans le processus thérapeutique qui est alors perçu comme réel et consistant.
Une quatrième qualité est la contenance qui permet de ne pas être décontenancé. Autrement dit, le « care manager » permet de se familiariser avec le processus thérapeutique. Cette familiarisation permet à son tour de prendre possession du soin, de se l’accaparer comme sien et non comme quelque chose d’étranger, c’est-à-dire extérieur à lui. Cette lutte contre la peur et l’angoisse de l’inconnu se fait bien sûr par la présence empathique et rassurante mais aussi par la parole qui nomme les choses : c’est tout le travail non d’explication mais de mentalisation qui intègre cognitions et émotions et donne sens à l’expérience sans être submergé par l’angoisse, la tristesse ou la colère. Ce travail de mentalisation apaise la souffrance alors qu’à l’inverse le défaut de mentalisation aggrave la souffrance et fait perdre le sens même du soin. La mentalisation améliore l’insight et la responsabilité.

Une cinquième qualité est la capacité d’apprentissage du temps : la temporalisation.
Cette qualité conditionne le souvenir et l’anticipation, autrement dit la capacité à tenir compte des conséquences de ses actes. Elle permet la représentation du résultat d’une hypothétique action et d’attribuer ce résultat à autrui ou à soi même : c’est toute la notion d’apprentissage par l’expérience. (tirer la conséquence de ses actes, ne pas refaire les mêmes erreurs etc). La transmission de cette qualité permet de prévoir et d’avoir des attentes. Cette temporalisation psychique est à la base de la permanence et de la continuité des soins par anticipation et attente d’une évolution positive. Inversement l’absence, l’absence d’anticipation et d’attente nuit à la compliance.
Temps et espace sont intimement liés dans l’accompagnement car ils définissent l’idée de transformation et de changement. L’accompagnement demande du temps et le temps crée les conditions de l’action et c’est avec le temps que le changement prend forme. L’accompagnement apparaît sous la forme d’une tension changement/continuité. La continuité tire vers le passé, le changement (l’évolution) tire vers l’avenir. L’une est la condition de l’autre : le changement promeut la continuité, la continuité promeut le changement par le phénomène d’ « habitus de soin » : un style de se prendre en charge soi même de façon autonome car l’habitus est marqué par le phénomène de répétition et de routine qui atteste la permanence de soi dans le soin et la transformation progressive dans le changement.
Une dernière qualité est la cohérence.
Le soin doit être perçu comme unifié pour permettre l’engagement de la personne dans le processus thérapeutique. Le rôle du « care manager » identifié en tant que tel ni trop proche ni trop loin et de mettre en lumière le sens du soin comme une entité pertinente sans confusion possible qui le rendrait énigmatique et incohérent.
Cette donation de sens permet à la personne de s’approprier le soin en tant qu’expérience pouvant s’intégrer dans sa propre vie.
Pour conclure nous voyons que les qualités requises pour être un bon « care manager » sont en fait les qualités générales du soin en santé mentale qui elle en retour montre qu’elle peut apporter toute son expérience dans l’éducation thérapeutique qui à première vue pouvait apparaître bien étrangère à son domaine

ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE DE LA PRÉCARITÉ

ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE DE LA PRÉCARITÉ

 

P Le Ferrand 25-1-2011

 

 

        Penser la précarité aujourd’hui, c’est remonter jusqu’à l’antiquité pour y puiser une terminologie qui a traversé les âges. Pauvreté, misère, vagabondage, exclusion… ces termes ont existé de tous temps ; ils se recoupent, se confondent et entraînent des amalgames. Leur histoire permet de comprendre les implicites de nos représentations et leurs influences sur nos actes et nos attitudes à tous, tant ceux que l’on considère comme précaires que ceux qui observent et ont pour vocation d’aider les précaires.

 

        Depuis le moyen âge, la charité et la répression cohabitent sous différentes formes jusqu’aux formes actuelles qui revêtent l’habit de la modernité, de l’innovation et d’une apparente objectivité pragmatique. Pourtant, l’aide sociale et le RSA par bien des aspects sont les héritiers de la tradition de la charité tandis que la lutte contre la déviance, la toxicomanie et l’immigration succèdent à l’éviction des vagabonds et des classes dangereuses.

Trois phénomènes paraissent déterminants dans les représentations collectives : la pauvreté, la marginalité et l’exclusion.

L’idée de pauvreté existe depuis l’Antiquité. Ses causes et les moyens de la supprimer sont au centre des préoccupations collectives du Moyen-âge au XIXè siècle.

A partir du XIXè siècle, les économistes interviennent et envisagent la pauvreté dans son lien avec le fonctionnement du système économique, soit comme le prix de l’évolution sociale, soit comme le symptôme de l’inefficacité de ce système.

Au XXè siècle, le phénomène de pauvreté est étudié sous un angle plus vaste, notamment socio-économique avec la notion de seuil de pauvreté  et de statut social. La pauvreté n’apparaît pas seulement comme un dénuement de biens matériels, elle correspond aussi à un mode de vie et un imaginaire collectif qui la qualifie moralement dans un jugement de valeur.

Aujourd’hui, la recherche s’intéresse à la dimension psychologique, aux capacités individuelles des personnes en situation de précarité : estime de soi, adaptation, agentivité.

        La marginalité elle aussi est citée depuis l’antiquité. On ne peut l’appréhender en l’absence de l’histoire des représentations implicites ou explicites de l’intégration car « elle se situe entre inclusion et exclusion dans des positions  intermédiaires plus ou moins stables à la lisière du corps social sans pleinement y appartenir mais sans non plus être complètement séparé » (Castel).

Le marginal se comporte à l’inverse de la norme qu’il ne respecte pas. Il n’a pas de place assignée dans la société. Sa  stigmatisation est fluctuante en fonction de l’évolution des représentations collectives qui mélangent toujours rejet et fascination : historiquement, le marginal est d’autant plus rejeté que la société est rigide et hiérarchisée.

Quant à l’exclusion, elle a été officiellement pratiquée à grande échelle par les autorités depuis l’Antiquité et jusqu’au XXè siècle. Actuellement, elle n’a plus de caractère officiel, mais l’exclusion sociale perdure à partir du sentiment d’appartenance à une classe social avec un discours officieux s’articulant autour du clivage nous/eux qui fabrique des murs invisibles. Dans le langage politique, le terme d’exclus est davantage une métaphore qu’une réalité sociale. Il désigne une dégradation par rapport à une position antérieure d’inclusion dans la société et le travail : l’exclu est un non inclus sans être pour autant  objet d’exclusion.

Pauvreté, marginalité, exclusion sont ainsi des phénomènes qui rendent compte d’enjeux anthropologiques et politiques majeurs.

 

En terme anthropologique, on retrouve des interactions complexes entre ces trois éléments qui qualifient le phénomène dans un jugement de valeur.

On y trouve une connotation de déchéance, de souillure, de condition humiliante, d’indignité et de dégradation morale. Il y est question de faiblesse, de malchance et d’injustice qui méritent aide, compassion et charité mais aussi de combat des « damnés de la terre » qui vont changer la société. Enfin, on y relève une connotation antisociale avec l’image d’une sous culture déviante, dangereuse, oisive et dépravée des vagabonds.

Dans l’imaginaire collectif, il existe donc un double aspect positif et négatif qui remonte aux considérations anciennes de la pauvreté digne et indigne de la tradition européenne médiévale.

 

Pour Geremek, les représentations et l’imaginaire collectifs plus ou moins explicites qui qualifient ces représentations dans un jugement de valeur naissent en même temps que la civilisation occidentale, c’est-à-dire au bas Moyen-Âge par le mélange syncrétique des cultures barbares et antiques avec le christianisme. C’est pourquoi il est important en préambule de décrire quelques éléments de ce triptyque susceptible d’éclairer les conceptions occidentales de ces phénomènes et de l’imaginaire collectif qui en découle.

L’héritage barbare (celto-germanique) tire son origine de son fond animiste et de l’organisation sociale indoeuropéenne : la division de la société en trois classes, les guerriers, les prêtres et les classes laborieuses.

Le fond animiste répond à la question du malheur (la maladie, l’accident, la misère, etc…) pourquoi moi ? avec la nécessité d’y répondre : quelle est la cause, qui est responsable ? Les grands récits mythologiques attribuent classiquement au malheur une cause et prescrivent les conduites à tenir en conséquence. Ils donnent une forme à la question de la causalité et la responsabilité selon deux axes. La responsabilité extérieure regroupe envoûtements, sorts, boucs émissaires (groupes sociaux ou individus), partout où la faute est attribuée à un dieu, un esprit ou un autrui malveillant et méchant. La responsabilité intérieure correspond à la faute personnelle, l’erreur, la transgression d’un interdit. La victime du malheur est coupable de ce qui lui arrive. Dans les deux cas, la personne souffre de l’exposition publique de son malheur. On est dans une culture de la honte qui a perduré depuis le Moyen-âge jusqu’à aujourd’hui, avec la stigmatisation des pauvres et marginaux.

L’organisation sociale indoeuropéenne suppose un haut niveau de contrôle social, de surveillance mutuelle et de sanction publique de toute transgression de son organisation.

Les guerriers ont le pouvoir et dominent la société. Les prêtres (shamans, druides) ont le savoir et vivent en marge de la société. C’est la figure de Merlin qui a beaucoup influencé l’imaginaire européen. Les classes laborieuses ont le devoir de travailler dans l’humilité. Pour R. Castel, il existe aussi une figure particulière de la mythologie celtique qui a profondément influencé l’imaginaire occidental, c’est le personnage de Tristan à la fois guerrier dans son statut social mais aussi en marge comme Merlin dans sa vie.

Pour R.Castel (la montée des incertitudes)  Tristan est le prototype de l’individu désaffilié qui s’auto-exclut  de la société pour mener pleinement sa vie. Il est l’image de l’individu moderne auto-suffisant dont le pouvoir et le savoir « lui permettent d’ignorer qu’il vit en société » (Marcel Gauchet : essai de psychologie contemporaine)

L’héritage gréco-romain a également laissé plusieurs catégories conceptuelles qui influencent toujours notre regard sur la précarité.

La pensée grecque nous a transmis le mépris des passions et le culte de la raison et de la maitrise des sentiments avec l’image de l’individu rationnel unitaire et responsable qui peut répondre devant la loi et la justice d’actes qui l’engagent entièrement : c’est l’image du citoyen. Inversement, cette morale rejette hors de la cité, le barbare dyonisiaque livré à ses pulsions brutes et ses passions destructrices de la raison et de la responsabilité. Cette image du barbare influence toujours notre  imaginaire sur les classes dangereuses et les étrangers (les sauvageons).

La pensée romaine nous a transmis l’idée de propriété et de sa transmission et donc toute l’importance accordée à la filiation pour transmettre la propriété. L’homme libre est avant tout propriétaire de ses biens de lui-même et de ses droits (cf. la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, héritière du droit romain). La propriété donne des droits et de la considération. Dans cette perspective, l’individu en errance  le vagabond sans attaches ni liens n’est pas un citoyen à part entière.

L’héritage chrétien a évidemment une influence considérable sur nos représentations de la pauvreté et de la précarité.

Le christianisme a propagé une conception hautement positive de l’individu doté d’une valeur sacrée parce qu’il a été créé par Dieu. De ce fait, les hommes forment une communauté d’individus égaux parce qu’ils sont « frères en Jésus Christ » (Saint Paul). Aux yeux de Dieu, il n’y a pas de différences de nationalité, de classe, de race, de sexe ou de conditions sociales, il n’ y a que des individus sauvés par Jésus  Christ. L’homme est donc un individu d’une valeur essentielle mais uniquement dans sa relation à Dieu dans « le Royaume de Dieu » qui n’est pas de ce monde. Il doit donc accepter de vivre dans deux mondes contradictoires, le royaume de Dieu, et le « bas monde ».

Dans l’univers chrétien médiéval, la qualité d’individu s’accomplit après la mort. Les premiers chrétiens étaient des êtres déchirés, écartelés entre deux mondes, pris par un sentiment de culpabilité dérivé du péché devant Dieu et de la honte devant les hommes.

Le christianisme met la pauvreté au centre de son dogme et de sa pratique car dans ses débuts, le christianisme est la religion des minorités persécutées, des pauvres et des opprimés avant de devenir la religion des dominants. Il fait l’amalgame entre pouvoir et domination avec la notion clé de jugement dernier dans lequel les premiers seront les derniers, les forts condamnés, et les faibles sauvés. Cette vision négative du pouvoir a traversé l’histoire occidentale jusqu’à nos jours et reste implicite dans l’action sociale vis-à-vis de la pauvreté marquée par la culture de l’impuissance, de l’assistance et de l’attente (du jugement dernier). Aujourd’hui encore, donner les moyens d’agir (le pouvoir) reste rare dans la culture de l’assistance sociale. Seules quelques structures (comme Emmaüs) développent des pratiques communautaires et solidaires, centrées sur l’action et une place dans la société.

La pensée chrétienne exige aussi un sujet responsable de ses pensées, de ses paroles et de ses actes devant Dieu avec la notion de bien et de mal , du péché devant Dieu et surtout de culpabilité.

Dans la rencontre de la culture gréco-romaine avec le christianisme « la frontière est abolie entre le système de l’interdit et le système de la  souillure » (Luc de Heush- De la souillure – essai sur la notion de pollution et de tabou – 1967 – La découverte Paris 2001 – page 15). L’expérience du péché prolonge l’expérience antique de la souillure engendrée par la rupture d’un interdit rituel. Il y a aussi confusion entre le péché (la culpabilité morale devant Dieu) et la faute (la culpabilité devant la communauté).

Dans la rencontre de l’animisme barbare avec le christianisme, il y a aussi confusion entre causalité, responsabilité, culpabilité avec la peur de la punition divine « si tu souffres, si tu es malade, si tu échoues, c’est que tu as péché » (P. Ricœur – finitude et culpabilité – page 35)

Du synchrétisme global découle une culpabilité qui « n’est plus qu’une accusation sans accusateur, un tribunal sans juge et un verdict sans auteur » (P. Ricœur – page 139) dans lequel l’individu est à la fois l’accusateur et l’accusé. Pour Numa Murar, la culpabilité est au cœur de la civilisation européenne née du syncrétisme chrétien, barbare et gréco-romain. Elle est indispensable au fonctionnement de la société européenne depuis le moyen-âge jusqu’à nos jours avec l’état de droit : « le sentiment de culpabilité devient une sorte de fond masqué, caché mais généralisé de notre civilisation » (Jean Lacroix-philosophie de la culpabilité –page 150)

 Il y a alors glissement vers une culpabilité qui ne caractérise pas les actes, mais l’être qui fait que « nous sommes moins responsables de ce que nous faisons que de ce que nous sommes «  (Jean Lacroix – philosophie de la culpabilité – page 68). Dans la pauvreté, il y a ainsi présomption de faute morale : l’indigent est coupable de son indignité, la victime du malheur est coupable de ce qui lui arrive.

       

A partir du Moyen-âge le synchrétisme occidental développe une culture ambivalente de la pauvreté dans une société très hiérarchisée où chacun a sa place avec un sentiment de sécurité et de solidarité. Il y a le pauvre du dedans qui accepte avec humilité sa condition, expression de la volonté divine, et le pauvre de dehors, le non civilisé, qui est repoussé dans le péché, la sauvagerie, la folie et l’immoralité.

L’organisation indo-européenne de la société est en effet reprise par l’église avec le précepte du devoir de travail et d’humilité pour certaines catégories sociales. Le devoir de travail distingue les bons et les mauvais pauvres. Le bon pauvre est celui qui travaille et sa condition est l’expression de la volonté divine qui fait que les uns sont dotés de richesse et de pouvoir, tandis que les autres souffrent de misère et d’impuissance. C’est la charité qui fait le lien entre riches et pauvres, qui jouent chacun leur rôle de chrétien. Le riche obtient ainsi son salut et  montre ses qualités de bon chrétien tandis que le pauvre gagne le paradis par son humilité et ses prières.

Le mauvais pauvre est celui qui est valide et capable de travailler mais préfère mendier. Dans son refus d’accepter sa condition, il s’oppose à la volonté divine. Dans la pensée médiévale la pauvreté valide est dégradante et indigne. Elle engendre les péchés mortels d’envie, de convoitise, de jalousie et de révolte contre sa destinée. Dans ce cas, la mendicité est un péché qui doit être expié.

Dans les deux cas, les pauvres savent quelle place ils occupent et quel rôle ils jouent dans l’ordre social en tant que ceux qui créent la possibilité de salut grâce à la bienfaisance dont ils font l’objet ou au contraire en tant que ceux qui menacent l’ordre social par leur refus du travail en étant oisif ou vagabond.

L’injonction chrétienne à l’humilité varie en effet selon la classe sociale. Pour ceux qui travaillent, l’humilité consiste seulement à travailler plus et non demander l’aumône. Leur existence n’est pas en contradiction avec leur condition sociale. Ils sont indigents, domiciliés, intégrés à la communauté et ne relèvent pas d’une assistance. L’assistance aux miséreux n’est justifiée qu’à partir du moment où ils se trouvent réduits à une impossibilité de s’acquitter du devoir que leur impose leur statut social : le travail. Pour les  classes supérieures, l’humilité est d’abord une valeur spirituelle de renoncement au pouvoir et à la richesse. La pauvreté  est une vertu lorsqu’elle est associée à l’abnégation.

Le Moyen-âge classe les pauvres en trois catégories que l’on retrouve encore aujourd’hui.

Les pauvres honteux ou pauvres avec Pierre. Ce sont les pauvres volontaires ou membres appauvris de l’élite sociale. Ils ont droit à l’aumône.

Les pauvres de pénurie ou  pauvres avec Lazare. Ce sont les pauvres en raison de leur faiblesse : veuves, orphelins, infirmes, aliénés. Ils ont droit à l’assistance

Les pauvres malhonnêtes, ce sont les pauvres valides mais préférant mendier et voler. Ils risquent la damnation et leurs péchés doivent être expiés.

Les pauvres honteux peuvent être volontaires ou involontaires :

Pour les premiers, la pauvreté est une vertu lorsqu’elle procède d’un libre choix de renoncement au pouvoir, aux privilèges et aux honneurs qui sont antithétiques des valeurs chrétiennes.

La valeur morale de pauvreté volontaire a été  à l’origine de la création des ordres mendiants. Leur pauvreté volontaire est à la fois une quête de perfection chrétienne et une critique de la civilisation urbaine qui génère luxure et vagabondage.

Cette pauvreté volontaire a existé sous différentes formes du moyen-âge à nos jours : les cathares à la fin du moyen âge, les protestants dans les premiers temps, les utopistes du XVIIIè siècle, les communistes au XXè.

Actuellement, certaines catégories sociales sont dans la lignée de  cet ascétisme médiéval.

Pour les mouvements écolo-altermondialistes, l’attrait pour l’écologie, le développement personnel, le retour à la nature renvoie à la démarche médiévale de pureté et de pauvreté volontaire.

La figure de l’intermittent du spectacle et de l’artiste va aussi dans cette direction avec  une activité utile mais démonétisée en raison de la sacralisation actuelle de l’art et de la culture.

Enfin, la figure de l’intellectuel précaire a également une haute valeur de reconnaissance, même s’il est pauvre.

Quant aux pauvres involontaires, ce sont les gueux.

Ils désignaient au départ  ceux qui n’appartenaient pas à l’élite  sociale mais qui restaient des hommes libres à la différence des serfs qui étaient des miséreux assujettis au travail.

Ils ont désigné ensuite ceux qui ne pouvaient plus mener le train de vie conforme à leur position sociale et ne pouvaient plus s’acquitter des charges fiscales. La pauvreté était alors l’attestation du processus social de paupérisation. Elle pouvait pousser au servage volontaire pour bénéficier de la protection de la sécurité et de la nourriture.

Alors que le miséreux inspire le mépris, le gueux inspire la pitié et a droit à l’aumône et à l’assistance. La figure actuelle du gueux est la personne désignée comme « exclue » et déclassée, le chômeur en fin de droit et celui qui a tout perdu (travail, logement, statut social).

Les pauvres de pénurie sont les pauvres qui ne peuvent pas travailler en raison de leurs maladies, de leurs handicaps, ou de leur âge. Ce sont des pauvres dits « utiles » qui ont une place dans la société. Ils ont une tenue de travail (le haillon) les pieds nus comme Saint-Martin, le corps ravagé par la misère et les stigmates de la maladie. Ils doivent manifester publiquement les malheurs qui les accablent. Ce sont des mendiants méritants qui adressent des prières aux cieux en faveur de leurs protecteurs qui leur accordent l’aumône

Enfin, les pauvres malhonnêtes sont les mendiants valides et indignes, oisifs et voleurs, inutiles et non nécessiteux, vagabonds et étrangers. Ils subissent  une critique morale virulente car ce sont des pauvres qui n’acceptent pas leur condition avec humilité et portent atteinte  à l’ordre social. « ces pauvres sont félons, envieux, médisants, orgueilleux et plein d’envie et de luxure. Ils trichent à la besogne, cherchant par tous les moyens à se dérober au travail et goinfres et buveurs, ils dépensent aussitôt ce qu’ils ont gagné » (Guillaume de Clerc : prêtre français du XIIIè siècle).

L’ordonnance de Jean le Bon de 1351 condamne les vagabonds qui refusent de travailler. Ceux-ci sont en effet assimilés à des paysans en fuite qui remettent en cause le système féodal. Au Moyen Age, c’est le vagabondage qui est le problème crucial plus que celui de la pauvreté des paysans qui n’est pas considérée comme menaçante car elle est intégrée à la communauté villageoise. Durant tout le moyen-âge, la société occidentale envisage la pauvreté sous trois aspects : l’acte d’abnégation de la pauvreté volontaire qui a une valeur spirituelle, la charité vis-à-vis des indigents et des inaptes, les mesures coercitives vis-à-vis des oisifs et vagabonds.

L’existence des pauvres est considérée comme participant à la cohésion de la société car le devoir de charité est à la base du comportement des bons chrétiens dans la vie de tous les jours, renforçant un lien social encadré par l’église. L’organisation de la société médiévale repose en effet sur la médiation de l’église entre les riches et les pauvres et la nécessité de co-existence de la richesse et de la pauvreté : l’économie du salut suppose une distribution des statuts au sein de la société.

Pour les riches, l’aumône apparaît comme un instrument permettant le rachat des péchés. Pour les pauvres, l’indigence devient un statut social avec un insigne qui permet une aide permanente avec en contre partie la lutte contre le vagabondage pour empêcher l’afflux de mendiants vers les villes. L’aumône a fonction de contrat social entre donateur et assisté avec cependant la recommandation  de discerner les mendiants utiles qui adressent des prières aux Cieux en faveur de leur protecteur et les mendiants inutiles, oisifs et désœuvrés qui sont nuisibles à la société.

Alors que les mendiants utiles ont un rôle social bien défini : dans le cadre d’une répartition sociale des fonctions sous la forme organisée d’une vie professionnelle assimilable à un métier, les mendiants inutiles n’ont pas leur place, menacent la stabilité de la société et font l’objet de méfiance, hostilité et répression.

 

A partir du XVIè siècle, le capitalisme moderne fait son apparition et l’augmentation considérable de la misère alimente une peur des pauvres et des révoltes sociales qui pourraient en découler. Il donne naissance à des théories idéologiques qui vont alimenter toute la pensée sociale moderne. Ces théories naissent d’une  prise de conscience des problèmes sociaux de l’époque liés à la pauvreté et à l’augmentation du nombre des mendiants désœuvrés. Ces théories distinguent les « indigents », les « démunis », et les « quémandeurs ». Elles laïcisent la gestion de la pauvreté tout en gardant beaucoup d’aspects des conceptions médiévales concernant les pauvres utiles (les pauvres honteux) et les pauvres inutiles (les vagabonds). La politique d’assistance et de répression des pauvres se précise.

Le XVIè siècle voit diminuer les qualités morales de la pauvreté : on passe de la mendicité individuelle à l’assistance centralisée avec la création de caisses communes dans lesquelles seront versées les aumônes. Chaque localité a la responsabilité de ses pauvres. L’aide sociale laïque est financée par les contributions volontaires et l’impôt qui constituent des budgets municipaux spécifiques. On recense et on sélectionne des ayants-droits au soutien : les natifs. Ils ont obligation de porter un insigne distinctif et de travailler, pour les pauvres valides sans emploi. Ces derniers sont nourris et perçoivent un salaire dérisoire pour des emplois de travaux publics.

En ce qui concerne la répression, la mendicité et l’aumône sont interdites et on condamne les mendiants valides. On ferme les portes des villes pour en interdire l’accès au miséreux, on expulse les vagabonds et pauvres étrangers.

Deux phénomènes caractérisent la société occidentale à partir du XVIè siècle : la marginalisation d’une part importante de la société et la politique d’exclusion de populations indésirables

La marginalisation est un phénomène social qui trouve son origine dans les structures de la société qui ont trait à l’organisation du travail et dans les valeurs dominantes qui fondent les hiérarchies et attribuent à chacun sa dignité ou son indignité sociale.

La dynamique de la marginalisation n’est pas celle de l’exclusion. Alors que l’exclu est en dehors de la société, le marginal vit en marge parce qu’il n’a pas trouvé sa place dans la société de l’époque, organisée et hiérarchisée. La marginalité est liée à la précarité des appartenances sociales et du travail. Elle est d’abord rupture par rapport à une appartenance territoriale et une attache à une communauté. Elle se poursuit par l’errance et le vagabondage qui désocialisent. C’est le monde de la débrouille où le marginal déploie ses talents dans une culture parallèle extérieure au système  du patrimoine et du travail réglé. A la différence du pauvre utile qui vit dans sa communauté, est intégré et fait partie de l’ordre du monde, le marginal suscite de nombreux fantasmes par rapport à sa vie inversée, affranchie des contraintes du travail, de la morale et des hiérarchies. Son oisiveté est criminalisée. De nombreuses dénominations le qualifient : vagabonds, marauds, ruffians, ribaudes, paillards. Le marginal est malgré tout membre de la communauté et la cohésion du groupe est aussi déterminée par le rapport qu’il entretient avec lui.

La politique d’exclusion concerne  l’Europe dès le Moyen âge mais a été officiellement pratiquée à grande échelle par les autorités à partir du XVIè siècle.

Elle  supposait un acte de séparation qui s’appuyait sur des règlements et des  rituels. Elle était intrinsèque à cette société caractérisée par la pérennité des statuts et la sacralisation de la tradition. L’exclusion était provisoire ou définitive par expulsion, ségrégation, enfermement.

L’expulsion a par exemple concerné les juifs et les maures en Espagne, les protestants en France, les étrangers, les lépreux partout. Les vagabonds sont expédiés aux colonies, car on craint que leur exemple ne contamine la population locale risquant ainsi d’ébranler les bases du système social.

La ségrégation concernait aussi certaines catégories de population, dans la société occidentale. C’est la création des ghettos et quartiers juifs dans de nombreuses villes, de quartiers « hors les murs où sont relégués les indésirables ». C’est également la société esclavagiste et coloniale qui maintenait dans une position d’absence de droit la partie laborieuse de la population.

C’est à partir du XVIè siècle que commence le « grand enfermement » comme l’a énoncé Foucault (Surveiller  et punir : naissance de la prison – Paris 1973)

Les asiles des pauvres accueilleront les indigents et mendiants sains et leur imposeront le travail obligatoire, les hôpitaux accueilleront les mendiants invalides, les prisons, les vagabonds étrangers.

La bienfaisance individuelle est remplacée par l’assistance aux pauvres à condition qu’ils se laissent enfermer dans les asiles qui accueillent au bout du compte les vagabonds, les mendiants valides, les oisifs, les miséreux, les prostituées et les fous. La distinction entre bons et mauvais pauvres s’estompe.

Au XVIè siècle, la prison n’est pas considérée comme une peine. C’est un lieu d’isolement en attendant la peine : peine de mort, torture, galère, pilori, fouet, bannissement. Elle est utilisée comme peine seulement quand il n’y a pas d’autre châtiment possible (vieillards, blasphémateurs) mais elle n’est qu’un moyen, la peine étant la faim car les prisonniers ne sont pas nourris par l’institution.

L’utilisation de l’asile, de l’hôpital et de la prison participe à la nouvelle politique sociale face à la misère pour affirmer les structures de l’état qui considère l’enfermement comme la seule solution efficace à la mendicité et au vagabondage qui mettent en péril l’ordre public.

A partir du XVIIè siècle la politique assistance/répression inventée au siècle précédent prend de l’ampleur et s’organise en lien avec le développement du capitalisme. L’asile devient une institution sociale fusionnant la punition et l’assistance, l’éducation et la rentabilité économique. La politique vise à isoler, punir et éduquer par le biais du travail.

Pour M. Foucault, l’enfermement  massif des mendiants relève du mythe d’un bonheur social, un ordre parfait fusionnant les idéaux chrétiens de bienfaisance et la contrainte du travail. En lien avec le capitalisme naissant, les asiles confondent répression et assistance sans faire de distinction entre les différentes catégories de sans travail. Le refus de cet ordre est alors passible de prison. L’acceptation amène à la dignité. On assiste à une criminalisation progressive de la pauvreté et en même temps une alliance de fait entre ouvriers à bas salaire et enfermés.

La pensée du XVIIè siècle fait en effet l’éloge du travail, condamne l’oisiveté et atteste des transformations qui se sont produites dans la mentalité collective. Le travail devient « le droit principal de l’homme désireux de maîtriser le destin et de gagner la richesse » (More). On passe de la notion de charité chrétienne et du droit des démunis à obtenir soutien et secours à la notion de valeur rédemptrice du travail  (le travail corrige les mœurs) qui va de pair avec la notion d’assistance sociale. Le travail est devenu le moyen de gagner la grâce divine. Dès lors, le soutien aux pauvres devient le devoir des hommes politiques dans un but de fonctionnement harmonieux de l’état parce que l’inactivité est regrettable du point de vue de l’intérêt public. L’assistance aux pauvres cesse progressivement d’être le domaine de l’église et devient l’apanage du pouvoir laïc. Elle va de pair avec la lutte contre la mendicité car celle-ci est de plus  en plus perçue comme un mal qui ronge la société.

Les changements économiques développent l’idée d’intégration dans la vie économique des groupes d’inactifs afin de les rendre productifs et de les insérer convenablement dans le système des liens sociaux. L’assistance‑ privation de liberté et la coercition par le travail pour les mendiants valides et les oisifs deviennent une politique de rééducation et d’intégration. Le lien entre assistance et contrainte devient l’idéologie d’une forme de solidarité qui fait tenir  ensemble des groupes plus ou moins antagonistes et maintient la cohésion sociale. La contrepartie de l’évitement  du malheur est la mise au travail généralisée. Cette contrepartie de l’état providence  par l’état pénitence élaborée au XVIIè siècle se retrouve encore dans la pensée actuelle.

Aujourd’hui, ce sont la sécurité sociale, le droit au chômage et au logement, l’humanitaire sous toutes ses formes qui ont pris la suite de l’assistance. La contrainte a été remplacée par l’obligation de travail sous peine de suspension des aides, car le travail reste au centre de la question sociale actuelle. Enfin, l’expulsion des vagabonds étrangers reste toujours d’actualité.

        A partir du XIXè siècle la misère est considérée comme un phénomène naturel faisant partie de l’ordre social. Cette opinion n’est plus la théorie médiévale de la place nécessaire des pauvres au sein du système de répartition des tâches. Elle n’est pas non plus la volonté d’exclusion des mendiants et vagabonds qui mettent en péril la stabilité de la société. Cette opinion est liée aux débuts du capitalisme dont l’essor n’est possible que grâce à la pauvreté car celle-ci pousse à accepter l’effort au travail : « personne ne serait pauvre ni ne se fatiguerait pour gagner sa vie s’il pouvait faire autrement », si bien que « dans une nation libre où il n’est pas permis d’avoir des esclaves, les plus sûres richesses consistent à pouvoir disposer d’une multitude de pauvres » (Bernard de Mandeville p 294).

Les expériences d’enfermement fondées sur le concept de manufacture-asile trouvent naturellement leur prolongement dans le fonctionnement des usines au XIXè siècle. L’industrialisation est en effet apparue avec la mise au travail forcé des masses de marginaux au XVIIIè siècle, ce qui les a transformés en prolétaires intégrés au XIXè siècle. Autrement dit, c’est le salariat et le début des lois sociales qui ont permis la sortie de la grande marginalité du XVIIIè siècle.  Pour R. Castel, c’est même cette marginalité massive qui a  obligé la société occidentale à changer pour l’intégrer sous peine d’être gravement menacée. Les règlements intérieurs de usines étaient d’ailleurs inspirés des principes des travaux dans les asiles et le travail y était considéré comme une forme de rééducation et de thérapie sociale (Geremek). Le statut de l’ouvrier était assimilé à celui du pauvre en raison de la précarité de son existence.

Au XXè siècle, la réflexion religieuse et éthique disparaît au profit d’une analyse en termes de politique sociale, d’intérêt collectif ou même de raison d’état.

Le XXè siècle invente le concept juridico-politique de responsabilité sans faute appliqué au domaine des assurances privées et sociales et fournit une réponse concrète au malheur par l’indemnisation. Ce concept lève à la fois la culpabilité et la poursuite de coupables. La faute est déplacée de l’individu ou du coupable vers la société. C’est l’état social qui fabrique la cohésion sociale et non l’appartenance à une communauté culturelle et territoriale. Les droits sociaux pour les salariés vont constituer un équivalent de la propriété privé à l’origine des débuts de la citoyenneté. L’individu est devenu propriétaire de droits. Le dedans et le dehors de la communauté se fait par rapport à la citoyenneté sociale (l’ensemble des droits et devoirs sociaux qui protègent contre les principaux aléas de l’existence). La contrepartie morale de la responsabilité sans faute, c’est l’obligation morale d’être autonome, de travailler et de chercher du travail quand on est au chômage. Le travail apparaît alors comme le remède contre la misère la délinquance, l’oisiveté et la dépravation qui entraînent la décadence de la morale sociale. Le droit au travail devient une évidence et l’assistance sociale est liée aux besoins du marché du travail.

L’obligation morale de travailler pour faire partie de la société relève du contrat social implicite. Elle fait apparaître des formes de sous-travail créées par les politiques de l’emploi (stages, formations, aides à l’embauche) et le RSA qui est aussi un contrat moral de devoir de recherche de travail.

A côté du travail, l’instruction publique apparaît comme un moyen de lutter contre la misère considérée comme le résultat de l’ignorance et de la vie déréglée des pauvres. Dès lors, l’éducation permet aussi l’apprentissage du respect des lois et le goût du travail.

La distinction entre bon pauvre et mauvais pauvre reste implicitement dans la pensée du XXè siècle, avec la catégorisation en classe laborieuse et classe dangereuse.

Les bons pauvres acceptés socialement sont le prolétaire qui travaille (même s’il est au chômage) et l’exclu (qui est déclassé) parce qu’ils sont utiles à la société.

Les mauvais pauvres sont les miséreux capables de travailler mais qui profitent de l’assistance sociale pour mener une vie de parasite et de délinquant (cf. toute une littérature de la fin du XIXè et du XXè siècle). Le tricheur par rapport au contrat social est dénoncé. Le fantasme du profiteur de l’aide sociale hante les croyances collectives (faux chômeur, faux malade, étranger qui touche les allocations).

Au XXè siècle, l’exclusion sociale se fait à partir du sentiment d’appartenance à la classe sociale des salariés qui bénéficient des lois sociales. Le discours s’articule autour du clivage nous/eux. Le pilier est constitué par le « nous » des salariés : d’un côté le « eux » des riches et de l’autre le « eux » des « en dessous de nous », les bons exclus mais aussi les mauvais pauvres.

Les bons exclus sont les « nouveaux pauvres » qui méritent la charité sociale en raison de la dégradation de leurs conditions par rapport à une condition antérieure d’inclusion dans la société et de travail. Ce sont les chômeurs en fin de droit, les jeunes sans formation ni travail, les femmes seules. Bien qu’invalidés par les lois du marché et la conjoncture économique, en situation d’inutilité économique, ils méritent la réintégration dans la société marchande par différentes mesures de réparation et d’actions sociales. Ce sont les «citoyens normaux mais surnuméraires », qu’il s’agit de protéger de la dureté de la société marchande mais qui ne sont pas dans des situations hors sociales.

Les mauvais pauvres sont « ceux qui ne travaillent pas parce qu’ils ne veulent pas travailler et vivent à nos crochets comme des parasites ».

« Eux », ce sont les jeunes qui refusent de s’intégrer (la racaille), qui trafiquent, font des petits boulots et profitent des allocations de chômage.

« Eux » ce sont aussi les immigrés avec cette figure de l’étranger qui ne souhaite pas vraiment s’intégrer à cause de sa culture trop différente et préfère toucher les allocations familiales plutôt que de travailler.

Mais la figure emblématique du mauvais pauvre est celle du « jeune des banlieues issu de l’immigration », symbole du mauvais pauvre, à la fois citoyen français et perçu comme étranger. Il est assigné à une identité d’altérité radicale, accusé de communautarisme, de violence gratuite, de délinquance et d’être étranger aux valeurs de la république et du pacte social. C’est un étranger de l’intérieur qui a pris la succession, dans l’imaginaire collectif, des mendiants du Moyen-âge, des vagabonds du XVIIIè siècle et des classes dangereuses du XIXè. Comme eux, il est désigné comme porteur de menace pour la société.

Dans le discours des travailleurs, tous ces « eux » sont mieux traités que nous parce qu’ils ont de l’argent sans travailler.

La fin du XXè siècle et le début du XXIè siècle sont marqués par un certain nombre de phénomènes sociaux qui modifient le regard collectif sur la précarité, l’exclusion et la pauvreté. Ils induisent un retour paradoxal des croyances et pratiques médiévales.

Le premier phénomène est l’érosion de la citoyenneté sociale, autrement dit l’ensemble des droits sociaux qui maintiennent la cohésion sociale. Cette tendance à la dissolution de l’idée de citoyenneté va de pair avec l’augmentation de ceux qui sont en dehors : le précaire devient un exclu en raison de la déstabilisation de la condition salariale et de l’effritement des protections sociales. La conjonction entre retrait de la puissance publique et la marginalisation de populations commence à produire une ségrégation spatiale et culturelle.

Le deuxième phénomène est le devoir d’autonomie individuelle.

L’évolution logique des représentations gréco-romaines et chrétiennes aboutit à la notion de l’individu-citoyen, acteur libre et responsable à partir duquel s’édifient les jugements moraux et l’action. Ses qualités sont l’autonomie, le sens de la responsabilité et de la prise de risques pour être efficace, performant, et assumer les exigences de la compétitivité. Ce devoir d’autonomie apparaît pourtant sous la forme de l’injonction paradoxale : « sois libre ». Il signifie étymologiquement « se doter soi-même de ses propres règles », alors que les règles existent déjà dans les lois et les mœurs : « l’individu autonome est une construction historique qui ne peut exister qu’en fonction des supports sociaux qui permettent son existence » (R. Castel). Cette construction historique est un paradoxe car elle est à la base de la citoyenneté et pourtant contredite par l’appartenance sociale. Le devoir d’autonomie devient alors une injonction destructrice quand on ne possède pas les moyens psychologiques et sociaux de la réaliser. Il est à l’origine de sentiments de culpabilité collective, liés à l’échec par rapport à l’idéal de performance, de réalisation de soi et de niveau social. La mésestime de soi et la honte sont désormais au cœur du phénomène de précarité par rapport à des valeurs dominantes inaccessibles, indépendantes de la pauvreté au sens de « seuil de pauvreté ».

L’érosion des lois sociales associée à la valorisation de l’autonomie font réapparaître les vieilles croyances et pratiques concernant la pauvreté et l’exclusion : réapparition de la charité, compassion/mépris vis-à-vis des miséreux, peur des classes dangereuses et des barbares.

Les trois modèles médiévaux réapparaissent sous d’autres habits :

Le modèle ascétique « avec Pierre » trouve des échos dans les mouvements écologiques et marginaux qui décident de vivre à l’écart du monde parce que « la société aliène le potentiel individuel. » Le modèle ascétique actuel aspire à la réalisation de soi en dehors de tout enjeux et engagement social dans l’autosuffisance et l’individualisme. C’est l’ « individu par excès » de R. Castel héritier du mythe de Tristan et Iseult, un désaffilié par le haut qui cherche à être indépendant des attaches sociales et des contraintes du travail salarié.

Le modèle du pauvre « avec Lazare », méritant l’attitude humanitaire, reprend de manière laïcisée l’idée de charité et le débat médiéval sur les droits fondamentaux des pauvres. Pour Géremek, l’implicite de l’attitude humanitaire est que la pauvreté constitue un univers à part et que les pauvres vivent une destinée spécifique différente de celle des autres. En miroir, les pauvres se constituent en un groupe victime de l’injustice qu’on leur fait subir avec la conviction d’être victime d’exclusion et d’exploitation. La figure de l’exclu se fabrique petit à petit par l’attribution de statuts spéciaux à certaines catégories de population : C’est l’individu par défaut » de R. Castel, handicapé social, le jeune en galère, le chômeur en fin de droit à qui il manque un ressort et le soutien de la propriété sociale pour pouvoir se réaliser comme un individu autonome. L’attribution du RSA est en passe de devenir la marque infâmante du « cas social » dans sa culture de l’inactivité et de la perte d’autonomie financière et sociale. On glisse du statut de citoyen de seconde zone au statut d’exclu dans les faits, avec l’image du sauvage non civilisé, non performant, non régi par la raison, et qui suscite la peur.

La peur du retour des barbares et des classes dangereuses,  la peur du déclassement, l’aspiration individualiste posent la question de la place de l’individu dans la société, de l’identité personnelle et de l’identité sociale, de la liberté et de l’aliénation au-delà du bien-être matériel. C’est la question du rôle du citoyen et de l’état car il n’est pas certain qu’il puisse exister des individus autonomes sans état social qui les protège et en assure la promotion. La question de la précarité nous ramène donc à la question politique au sens premier du terme parce qu’elle pose la question de la place de la  marginalité, de la pauvreté et de l’exclusion dans la société.

La marginalité renvoie à l’idée de marge de mode de vie par rapport aux normes et nous parle de liberté.

La pauvreté renvoie à l’idée de puissance et de faiblesse, de dominant et de dominé et nous parle d’ égalité.

L’exclusion renvoie à l’idée de différence et nous parle de fraternité.

ÉLÉMENTS D’UNE CLINIQUE DE LA PRÉCARISATION

ÉLÉMENTS D’UNE CLINIQUE DE LA PRÉCARISATION

I – INTRODUCTION

Il est nécessaire de préciser des termes souvent associés et confondus de précarité, d’exclusion, de pauvreté.

 

a)    la pauvreté

 

–        c’est une notion très ancienne qui remonte à l’antiquité : un pauvre est « une personne qui n’a pas suffisamment de moyens pour subvenir à  ses besoins ».

–        étymologiquement, le terme signifie « produire peu »

–        l’idée de pauvreté est relative : on est pauvre  par rapport à quelqu’un de riche.

–        Le concept actuel renvoie à un fait de statistique avec la notion de « seuil de pauvreté » dans une culture donnée.

 

b)   l’exclusion

 

–        elle désigne le fait de se retrouver en dehors du lien social commun

–        étymologiquement, le terme signifie fermer dehors

–        la notion d’exclusion renvoie à l’idée d’inclusion, c’est-à-dire du dedans par rapport à un dehors.

–        On peut dire qu’il n’y a pas  de dedans sans dehors et que l’organisation même de toute société fabrique du dehors, c’est-à-dire de l’exclusion dans la dialectique du « nous/inclus/dedans » et du « eux/exclu/dehors »

–        L’exclusion peut être subie dans le déclassement, la déqualification et la précarité ou agie dans la marginalité avec le phénomène d’auto-exclusion de groupes sociaux qui rejettent la société établie (phénomène beatnik, travelers, banlieue, sectes).

–        L’exclusion active de la marginalité renforce la cohésion sociale par la peur qu’elle provoque.

–        L’exclusion subie renforce également cette même cohésion par la pitié qu’elle suscite qui paradoxalement maintient dans l’exclusion  le sujet qu’on veut inclure mais que l’on considère inconsciemment comme différent

–        L’exclu a le sentiment de na pas être reconnu par son groupe social d’appartenance. A un degré de plus, il a l’impression que le monde tourne sans  lui jusqu’à se sentir en dehors de l’humanité.

–        Sur le plan social, l’exclusion se manifeste objectivement par la perte du travail, du logement du statut de la citoyenneté voire de son pays.

 

c)    La précarité :

 

–        le terme vient du latin juridique « précarius » : « qui ne s’exerce que grâce à une autorisation révocable ».

–        par extension métaphorique, le terme a signifié un avenir non assuré, incertain et instable avec une double valence psychologique et sociologique.

  • d’un point de vue psychologique, la précarité se rapproche de la notion d’insécurité psychique en rapport avec la vulnérabilité de base de l’être humain dépendant d’autrui : d’abord la mère puis la  famille, le groupe, la société.

Il existe chez chaque individu une valence sécurité/insécurité psychique liée aux liens précoces de la petite enfance  qui marquent de façon profonde  le mode de relation à autrui et à l’environnement.

  • d’un point de vue sociologique, la précarité concerne les modifications de la société  salariale et l’apparition d’emplois au statut précaire.

. la précarité sociale ne doit pas être confondue avec la pauvreté

On peut vivre dans une société  pauvre sans précarité et être pauvre sans être précaire.

On peut vivre dans une société riche précarisante et être précaire sans être pauvre (cf la catégorie sociologique des intellectuels précaires, les intérimaires volontaires)

Dans notre société actuelle la précarité est souvent synonyme de pauvreté.

▪ la précarité sociale ne doit pas non plus être confondue avec l’exclusion bien qu’elle entretienne un lien étroit avec elle : bien souvent, la précarité amène à être exclu de son groupe social ou même de la scène sociale où se joue la citoyenneté

▪ une société devient précarisante lorsque ses membres deviennent obnubilés par l’obsession de la perte possible des objets sociaux,c’est-à-dire des objets idéalisés dans une société donnée en rapport avec son système de valeur et qui font liens en donnant une identité sociale (reconnaissance d’existence et un statut).

– dans les sociétés traditionnelles, les objets sociaux peuvent être la tenue vestimentaire, des bijoux, un troupeau, etc…

– dans notre société  les objets sociaux sont des choses concrètes comme un diplôme, un logement, un emploi

▪ la précarisation est indépendante de la richesse de la société.

– en général, les sociétés traditionnelles sont pauvres au regard de nos critères de seuil de pauvreté mais n’ont pas l’obsession de la perte des objets sociaux en raison de la grande  solidarité familiale ou clanique et de la stabilité des activités et travaux traditionnels (agriculture, artisanat)

– inversement, la société  post-industrielle remet en cause en permanence l’identité sociale de ses membres : incertitude du statut, de l’emploi, du logement et même des liens familiaux.

Actuellement l’emploi, et ce qui en découle (argent, logement, statut) a un rôle particulièrement dominant si bien que certaines conditions de travail et le chômage sont  vécus de façon  dramatique car les acquis,les protections et les institutions régulatrices ne sont plus immuables.

        La précarisation est un processus qui se construit dans la rencontre d’une fragilité identitaire avec un contexte social défavorable. La rencontre d’une insécurité psychique avec une insécurité sociale

Ce qu’on appelle la précarité n’est que l’aboutissement visible de ce processus mais n’est pas un état  définitif, irréversible. Le précaire n’est pas une personne radicalement différente de la personne insérée, mais présente néanmoins des éléments de personnalité qui ont favorisé la précarisation.

 

II –LA SOUFFRANCE SOCIALE

 

Il existe une souffrance sociale normale, c’est l’épreuve de réalité constitutive de l’individuation.

 

L’épreuve de réalité  est la perte de l’illusion infantile d’un pouvoir infini sur a vie, les autres et le monde, c’est le renoncement à l’attente omnipotente d’une réalisation magique de tout désir.

L’épreuve de réalité est un processus qui dure toute la vie sur le mode illusion/désillusion à l’origine du désir, de l’anticipation, du lien social.

Cette souffrance n’empêche pas de vivre et même stimule pour conquérir se vie et son avenir.

Elle provoque des renoncements et des deuils mais n’empêche pas de faire de nouveaux projets, d’avoir d’autres  désirs et d’être actif.

 

Il existe aussi une souffrance sociale anormale lorsque le contrat social qui lie l’individu à la société se dérobe.

La remise en cause du contrat social est le propre d’une société  précarisante lorsque se développe une incertitude de l’identité sociale : place dans la société, incertitude de l’emploi et du logement, précarité des liens familiaux et amicaux.

Une société devient précarisante lorsqu’elle construit le mythe de l’individu autonome, libre de son destin et de ses choix, propriétaire de sa vie en dehors de toute appartenance sociale, de tout échange social et d’une dépendance à quiconque.

La société actuelle devient précarisante lorsque ses membres qui ne correspondent pas au mythe individualiste deviennent obnubilés par l’obsession de la perte des objets sociaux, c’est-à-dire des objets idéalisés par la société en rapport avec son système de valeur et qui font liens en donnant une identité sociale (la reconnaissance  d’existence et de statut)

Dans notre société, les objets sociaux sont des choses concrètes comme un diplôme, un logement dans tel ou tel lieu, un emploi, un réseau social

La société post-industrielle remet en cause en permanence l’identité sociale :

–        l’emploi  et ce qui en découle (argent, logement, statut). Certaines conditions  de travail et le chômage sont vécus de façon dramatique car les acquis, les protections et les institutions régulatrices ne sont plus immuables.

–        L’affiliation c’est-à-dire l’échange qui fonde les liens humains, la valorisation de soi dans le regard des autres, la possibilité de donner et de recevoir

–        Le sentiment de sécurité sociale liée à la permanence et la solidité du cadre de vie : lorsque la stabilité de l’environnement est remis en cause, le vécu  d’insécurité sociale entraîne une  précarisation psychique, une grande vulnérabilité au monde.

–        La société précarisante induit une souffrance sociale contextuelle, variable en fonction des vulnérabilités individuelles

–        Face à la précarité sociale marquée par les incertitudes de l’avenir concernant l’emploi, le statut social et familial, les individus qui peuvent répondre à l’injonction d’autonomie  arrivent à « surfer » dans un monde incertain flou et fluctuant

–        Dans d’autres cas lorsque l’identité sociale est  le support indéfectible de l’existence  en raison  d’une vulnérabilité narcissique,  toute menace de perte ou perte des objets sociaux peut entraîner un effondrement du sentiment d’identité et faire glisser vers la précarité avec la triple perte de confiance.

–        Perte de confiance en l’autre qui ne reconnaît plus l’existence : la personne se sent abandonnée et persécutée par la société

–        Perte  de confiance en soi même  qui perd sa dignité d’exister, la mésestime de soi, la honte, envahissent le psychisme

–        Perte de confiance en l’avenir : le découragement, le renoncement, le sentiment d’impuissance peuvent conduire au désespoir ;

 

III VULNÉRABILITÉ IDENTITAIRE ET SYMPTOMES D’ADAPTATION DANS LE PROCESSUS DE PRECARISATION

 

Ces symptômes correspondent à des stratégies adaptatives qui peuvent être comprises à la fois comme des causes et comme des conséquences du processus de précarisation

 

1) la vulnérabilité  au stress

 

 

– la vulnérabilité au stress est un défaut dans la capacité de s’adapter à l’environnement et de répondre de façon adaptée : c’est une survalorisation des événements qui débute dès la petite enfance lorsque se développe un style d’attachement insécurisé.

– il y a un déficit  du seuil de tolérance face aux agressions venant de l’environnement

– il y a  diminution  des résistances aux pressions extérieures comme si le sujet ne pouvait plus prendre de distance par rapport  à ce qui l’entoure et perdait la possibilité de se fermer aux choses.

Il y a un  sentiment diffus de vulnérabilité et un sentiment d’insécurité permanente face à un environnement saturé d’exigences et de contraintes.

Il y a angoisse, souci et hyperactivité face aux inévitables stresseurs de la vie quotidienne (santé de soi-même et des proches, l’argent, le travail, les autres) si bien que des frustrations minimes deviennent intolérables et induisent une fuite régressive ou la prise de toxiques. (OH, drogues, BZD)

 

Il existe une grande sensibilité aux critiques et manque d’approbation de l’entourage qui provoquent un sentiment de solitude et d’incompréhension. « Les mots qui tuent » témoignent   d’une grande vulnérabilité aux paroles vécues comme blessantes car les mots sont davantage vécus comme des armes qui servent à agresser que des outils qui servent à communiquer, en particulier lorsque la symbolisation est rudimentaire.

 

Il y a aussi une intolérance aux événements qui surviennent avec un effet de surprise.  L’irruption d’événements inattendus même  agréables est vécue comme agressive et traumatisante : l’imprévu, la surprise sont des effractions qui provoquent souffrance et sidération psychique.

La douleur psychique des personnes vulnérables  au stress n’est pas une souffrance qui rentre dans la dialectique plaisir/déplaisir, c’est une sorte de traumatisme, une blessure qui agit  comme une effraction, qui engendre une nouvelle organisation du psychisme qui cherche à fuir l’agression : le repli sur soi,

la carapace caractérielle, l’utilisation de substances psychotropes sont des stratégies qui servent de pansement aux blessures et d’évitement de ce qui blesse.

 

2) – la dépressivité.

 

Ce n’est pas une dépression au sens clinique du terme mais un sentiment d’impuissance sans tristesse véritable dans une hyperlucidité du manque de sens de la vie.

C’est un sentiment de vide, une morosité sans objet, ni culpabilité, un mal être diffus qui s’exprime par une perte d’élan vital, un « manque à être », une « perte de soi » avec un sentiment de contrainte et de honte.

Trois sentiments traduisent plus particulièrement cette  perte du tonus d’instinct de vie : l’anhédonie, le sentiment d’insécurité et d’inconsistance, la mésestime de soi (la fatigue d’être soi de Erhenberg)

–        l’anhédonie

Elle se définit comme la perte de la sensibilité au plaisir. Il y a incapacité à lier l’activité à sa valeur hédonique : l’action perd son sens (à quoi bon agir) si bien que le repli sur soi et l’apathie s’installe.

Ce repli apparaît comme une hibernation qui permet de se mettre à l’abri lorsque la capacité d’agir fait défaut pour maintenir un minimum d’équilibre.

C’est un symptôme qui est un signal d’alarme sur la nécessité d’agir  pour s’adapter à un environnement changeant

 

–        Le sentiment d’insécurité  et d’inconsistance

Dans la dépressivité  l’individu a le sentiment de perdre tout appui dans le monde qui parait alors gris, hideux et sans relief, hostile : c’est le sentiment d’insécurité qui est vécu  come une menace de chute et d’exil par rapport au monde.

Le sentiment d’insécurité se traduit par le sentiment de perte de l’affirmation de soi face aux autres et un collage à tout ce qui peut sécuriser.

Il y a perte de la capacité d’expérimenter et d’agir par soi-même, perte de l’insouciance, de la joie de vivre et du bien être lié à l’équilibre vital.

Il y a inhibition de la pulsion d’exploration aussi bien vers la découverte de ses propres états émotionnels que d’autrui avec un désintérêt pour les autres voire une représentation hostile du monde extérieur.

La personne a un sentiment d’incompétence, elle doute d’avoir  dans le ventre et dans la tête les moyens de résoudre les problèmes qui lui sont posés  et cela d’autant  plus que les régles du jeu  social paraissent opaques et hypocrites. Là où une simple épreuve aurait fait vivre un stress qui aurait remobilisé l’élan vital, il se produit l’effondrement dépressif de la déréliction en rapport avec un vécu d’effondrement de l’environnement

–        la mesestime de soi

L’individu ne croit plus en lui-même et en ses capacités d’agir et de s’affirmer face aux autres

 

3°)   La dépersonnalisation

 

C’est la perte de la perception familière de soi. Elle se traduit par une habitation non évidente dans le corps et dans le monde, comme si la personne regardait le monde à travers une fenêtre et que le corps étant une machine à conduire (un simple outil), un corps emprunté.

C’est le phénomène d’inquiétante étrangeté dans lequel le sujet n’habite plus le monde mais devient le spectateur du monde. Il se regarde regarder et se perçoit comme un autre avec un sentiment de perplexité (l’altérisation de soi)

L’auto-observation est particulièrement développé avec une partie de soi qui observe l’autre en situation comme si elle n’était pas dans la scène mais spectatrice de la scène et comme s’il y avait deux personnes vivant dans deux mondes différents mais partageant le même corps.

L’individu a l’impression de vivre sa vie à côté de lui-même de façon mécanique et discontinue.

Dans les relations humaines, la spontanéité de la rencontre disparaît et le sujet se sent  observé comme lui-même s’observe et observe les autres.

Dans cette existence irréelle, l’individu est obligé  de se replier sur lui-même et ses ruminations qui sont des tentatives de restauration  de son identité par la réflexion pure. Le « cogito ergo sum » de Descartes remplace le plaisir de vivre.

La dépersonnalisation en tant que symptôme d’adaptation à l’environnement participe au phénomène d’autoexclusion classiquement décrit dans la précarité.

 

4      –L’hyperémotivité

 

Il y a à la  fois une hyper-émotivité et une intolérance aux débordements émotionnels qui menacent l’intégrité narcissique : l’impossibilité de contenir les émotions se traduit par un vécu de menace d’explosion et d’anéantissement.

Trois émotions sont envahissantes : l’angoisse, la colère, le dégoût

–        l’angoisse :

l’angoisse est une angoisse du vide parce que l’existence même est vide de sens.

Elle est diffuse, permanente, non identifiable, à contenus flous : sensation physique de pression, peur de perdre contact avec un sentiment de solitude accompagné d’une hyperlucidité due à l’intrusion traumatique des événements car il n’y a pas d’imaginaire pour médiatiser ces angoisses.

 

–        la colère

Elle est omniprésente et rentrée parce qu’elle n’a pas la possibilité de s’extérioriser dans l’action.

C’est la « rage narcissique » qui s’exprime par l’expression  actuelle  « j’ai la haine »

C’est une haine sans objet ni sujet, ni action possible. Elle ne s’extériorise que par des passages à l’acte hétéro ou autodestructeurs

Cette haine sans cause ni objet rejette le monde et l’autre en général dans une altérité radicale.

Elle est cependat une forme ultime de reconnaissance du monde et des autres parce qu’elle permet de se forger une identité dans le rejet : l’individu qui a la haine se détermine par expulsion de l’autre qui n’est que l’envers de la relation à l’autre.

 

–        le dégoût

– Il y a dégoût de soi, des autres et du monde

Ce sentiment souvent associé à la haine s’exprime alors par toutes sortes d’attitudes : le mépris, l’aversion, la répugnance, l’indifférence

–  Le dégout de soi est le Taedum vitae, le dégoût de sa propre vie qui apparaît insignifiante et sans intéret

– Le dégoût des autres est une sorte d’allergie aux autres qui apparaît comme des obstacles à coutourner (différent de l’angoisse et de la timidité)

 

– le dégout du monde, le monde apparaît comme un cloâque  poisseux, sans relief et sans intérêt  si bien que la vie ne vaut pas le peine d’être vécue

 

5) La pensée opératoire

 

C’est un mode de pensée ou prédomine une préoccupation pratique, utilitaire et concrète tournée vers l’extérieur plutôt que sur l’introspection, l’action plutôt que la réflexion.

La vie est faite d’événements empilés tes quels, pétrifiés sans aucune possibilité de remaniement imaginaire qui aurait permis de les intégrer dans une histoire.

L’art de vivre se réduit à une technique de vie faite d’activités automatiques sans projet. La ritualisation de la vie, la répétition des mêmes gestes permet d’échapper à l’angoisse existentielle.

Dans la pensée opératoire l’individu traite ses pensées comme des choses : penser devient identique à faire, l’esprit se remplit de pensées stéréotypées, obsédantes, succession chaotique de ruminations autonomes non reliées au passé ou à l’avenir.

La soumission (ou l’opposition) aux règles d’adaptation sociale viennent suppléer le déficit de l’imaginaire et de l’anticipation.

La conséquence de la pensée opératoire est l’alexithymie qui est l’incapacité de trouver les mots qui donnent forme aux émotions. C’est une défense qui brouille le ressenti, atténue aussi la souffrance mais va aussi favoriser les états de désorganisation psychique en cas de stress intenses qui agiront comme des traumatismes.

Dans la précarité, ce mode de pensée aboutit à un vide de la pensée.

 

6) La relation et le lien : la sociophobie

 

Dans la représentation de l’altérité il y a oscillation entre une perception gratifiante et rassurante d’une part et une perception menaçante et mauvaise d’autre part (le syndrome du porc épic).

L’individu souffre d’angoisse, d’abandon et d’esseulement d’une part et des angoisses d’empiétement et d’intrusion d’autre part.

 

– L’angoisse d’abandon

C’est une angoisse de perte du partenaire et de perte d’amour du partenaire qui est en réalité la peur de perte de soutien que le sujet attend de son partenaire.

– L’angoisse d’intrusion

Elle est caractérisée par un vécu négatif d’autrui à l’origine d’un sentiment de méfiance à priori : le contact n’apparaît pas comme une possibilité d’échange mais comme une éventualité d’agression.

L’autre n’apparaît pas dans sa qualité d’altérité et d’empathie mais est vécu comme un intrus qui submerge et envahi par sa simple présence.

Ce sentiment d’agression par l’autre  étranger se manifeste par une position de passivité face à la présence étrangère  et hostile qui « observe et jauge ». Il y a un être parlé, commenté, jugé « on dit du mal de moi, tout le monde me considère comme….etc »

A la place de l’empathie, il y a un phénomène d’allergie psychique à l’autre comme si « la peau psychique » développait ue réaction immunitaire.

 

Le trouble du lien a plusieurs solutions individuelles

–        Une première solution est le repli autistique face à la menace de l’autre vécu comme étrange, énigmatique et hostile ou susceptible d’abandonner

L’individu se replie dans une autarcie narcissique et développe une carapace qui protège l’univers interne du monde extérieur. Cette carapace protège une « chair à vif », une hypersensibilité mais aussi l’autre qui peut susciter une relation haineuse car « tout objet de besoin est un objet de haine » afin de se prémunie de la menace de perte.

Ce repli misanthropique aboutit au phénomène d’autoexclusion caractéristique de la précarité.

 

Une deuxième solution est l’utilisation d’autrui pour consolider son identité : c’est la relation d’emprise qui  dénie à autrui toute autonomie de penser.

Une troisième solution est la maladie psychosomatique qui apparaît comme une  solution inconsciente pour maintenir un lien entre le corps et le psychisme : l’habitation dans son propre corps.

 

Une quatrième solution est la constitution d’une identité de surface (un faux self) une adhésion au rôle social et une dépendance excessive aux objets sociaux garants de l’identité sociale.

Le conformisme social (ou l’anticonformisme réactionnel) devient un compromis acceptable dans la relation à autrui mais aussi une soumission à l’environnement

 

7) l’agoraphobie

L’agoraphobie est une angoisse liée à un défaut de la spacialisation, c’est-à-dire à une grande difficulté de se représenter un espace en trois dimensions :

Il y a une altération des différentes oppositions : haut/bas, proche/lointain, animé/inanimé.

L’espace apparaît  comme un vide angoissant dans lequel on peut tomber et non comme une étendue dans laquelle les choses prennent leur place. Il est à la fois trop vaste et trop petit en raison de la trop grande proximité de tout ce qui est rencontré.

.

Dans cet espace, le sujet n’a pas de situation assurée,il ne peut pas se fixer sur un point pour s’orienter et orienter une progression vers un but.

 

Dans ce monde inhabitable, il existe plusieurs stratégies de survie :

–        la première stratégie est le repli dans un habitat rétréci pour mieux le défendre : lorsque le sujet  ne vit plus en sécurité dans un monde trop grand , trop vide, il se construit un monde  rétréci  pour une meilleure sécurité. Le monde se divise en une partie habitable où l’ordre règne  et une partie chaotique et menaçante.

–        Le monde habitable est caractérisé par son immuabilité et son immobilité, havre de paix et de sécurité pour faire face aux angoisses de vide. Dans cet espace le sujet tourne en rond par des habitudes et une vie ritualisée qui organise l’espace et familiarise l’environnement. Il a besoin  de limites précises à l’existence et a un attachement excessif à tout  ce qui est  familier (maison, travail, famille). Les limites prennent cette importance parce qu’elles protègent de tout ce qui peut menacer l’organisation de la personne et ce n’est qu’à l’intérieur de ces limites qu’il conserve son équilibre. La perte de ces limites et la rupture de l’habitude est vécue come une grande insécurité, une intrusion intolérable.

–        Le monde  inhabitable est le monde en dehors du monde familier dans lequel il est très difficile de faire des incursions parce qu’il apparaît comme une totalité monolithique qui menace de submerger. Dans ce monde tout va trop vite, l’imprévu déborde le  prévu et l’individu devient un point immobile qui regarde défiler le monde à toute vitesse comme si  sujet et monde avaient des vitesses différentes.

 

–        La deuxième stratégie est la fuite en avant perpétuelle qui devient une tentative de spatialisation du monde, le mouvement et l’hyper-ctivité créent le monde. Un mode particulier d’hyperactivité est la déambulation dans laquelle le cheminement n’est pas le moyen d’aller d’un lieu à un autre lieu, il est le lieu qui évite la chute dans le vide. L’investissement du trajet crée  un espace habitable en évitant l’angoisse de la chute dans le vide.

 

Cette fuite en avant se transforme en errance dans la précarité.

8)  la   desynchronisation  temporelle

 

Elle correspond à une rupture du lien entre le temps chronologique du monde et le temps vital individuel, (dans la mythologie grecque, c’est le conflit entre  chronos et aïon) ; Le temps chronologique de l’horloge est le temps commun qui va du passé vers le futur avec un présent qui n’est qu’un point entre passé et futur. Il est le temps de la société pour laquelle les minutes, les  heures, les jours ont une signification objective caractérisée par la linéarité et l’irréversibilité.

L’identité sociale est organisée autour du temps chronologique de buts à atteindre et des  projets à réaliser, de progression vers un avenir meilleur. Sans cette idée de progrès, il n’y a plus de tension vers l’avenir et le temps linéaire  devient une décadence  qui conduit à la mort à moins de transformer l’idée de progrès en l’idée de consommation du temps que l’on possède ou pas, que l’on gagne ou qu’on perd.

Le temps valorisé de l’activité impose  alors un rythme de plus en plus accéléré que certains ne peuvent plus suivre parce qu’il n’y a plus une minute à perdre.

Le temps vital individuel est le maintenant influencé par le passé et le futur sans jamais être totalement submergé par le passé et le futur. Il est constitué par la subjectivité et   constituant de la subjectivité et de l’histoire qui en émerge : de la même manière que la vapeur se condense en eau, le temps vital se condense en temps historique sous l’effet du langage, et c’est la narration (l’imaginaire) qui fait le lien  entre le temps vital et le temps chronologique.

 

Quand le temps vital a un rythme plus rapide que le temps du monde, il y a l’impression que le temps s’écoule rapidement dans un état d’euphorie. Quand le temps vital à un rythme plus lent que le temps du monde, le temps s’écoule lentement mais l’individu a aussi l’impression d’être surmené, dépassé par la situation parce que tout va trop vite.

Lorque le  rythme du temps vital est altéré ou lorsque le rythme du temps social s’accélère il y a désynchronisation, la temporalité se désarticule et le temps se fractionne et se réduit à la succession d’instants, le « maintenant »  devient pure discontinuité. Il y a des expériences  mais celles-ci ne s’incorporent pas dans  une histoire. L’avenir se présente alors comme manaçant, inquiétant en  en raison de son imprévisibilité ;

L’immobilisation du présent ne permet pas la liquidation automatique du passé, l’assimilation des événements au fur et à mesure et la projection dans le futur

–        le passé ne peut pas s’inscrire dans une histoire et agit sur le présent comme un traumatisme. Il se produit une fixation sur des événements passés, sur ce qui a été fait ou pas.

–        Le présent est momifié, il manque d’étendue et de plénitude suffisance pour se sentir bien et le posséder : la personne n’a pas le temps de penser, d’éprouver des sentiments. Elle est débordée en permanence et ressent des angoisses d’emballement « ça va trop vite ».

–        Le futur angoissant forge une anticipation d’où l’imprévu est chassé, un avenir sans surprise mais aussi sans attente dans lequel la vanité de toute chose apparaît : le « à quoi bon » est le symptome d’un nihilisme psychologique dans lequel toute action perd son sens (avant de commencer une action la personne anticipe son échec, avant de commencer une relation amicale ou amoureuse, il réalise déjà la douleur de la rupture)

 

Cette altération de la temporalité apparaît à travers deux phénomènes liés : l’ennui et la perte d’empathie. Ces deux phénomènes sont des maladies du temps. Ils traduisent une incapacité à se situer dans le temps social.

 

–        l’ennui

L’ennui est l’incapacité de donner un contenu au temps subjectif. Il y a un vide du présent mais ce vide se présente sous l’aspect de deux dimensions très différentes selon qu’il s’agisse d’un vide du temps commun subjectif ou un vide du temps vital.

Dans le premier cas de l’ennui habituel commun, la temporalité n’est pas altérée et son aspect fondamental reste la volonté d’action et d’ouverture sur l’avenir. C’est le désir inaccessible qui détermine l’ennui qui n’est qu’un passage à vide parce que le monde est provisoirement vide.

Dans le deuxième cas, c’est le sujet qui est vide si bien que la stagnation du temps vécu rend insupportable l’écoulement du temps dumonde. Le sujet n’est plus dans le monde mais à côté du monde avec une intolérance ou une indifférence à celui-ci

Le défaut d’empathie est la conséquence de l’altération du temps vital car l’empathie s’appuie sur les traces des événements passés pour prévoir les réponses futures. Lorsque l’individu est prisonnier d’un présent stagnant, il y a soumission à l’immédiateté  de la perception et perte de la capacité de se décentrer car il faut du temps pour se faire une représentation d’autrui comme différent de soi-même, c’est-à-dire comme une entité subjective indépendante avec laquelle on peut être en lien.

 

9 – l’altération du sens commun : la déréalisation

C’est la perte de l’évidence du monde qui permet son habitation

Elle apparaît comme un manque indéfinissable qui provoque un sentiment d’étrangeté de l’environnement si bien que l’autonomie du sujet n’est plus soutenue par le mouvement spontané de l’évidence naturelle.

La personne possède des connaissances objectives mais n’arrive pas à être dans la situation. Elle sait mais ne sent pas. Le manque de consistance de la réalité fait que la conscience glisse sur les choses sans pouvoir s’y arrêter : le monde apparaît comme un décor factice.

 

– Une première conséquence de la perte de sens commun est la fatigue liée à l’effort pour être toujours à la hauteur et s’adapter à  un environnement changeant. Tout acte même simple  devient une épreuve  et pose problème, il faut se forcer

L’individu se sent condamné à faire semblant car il se pose la question de l’intérêt même de l’action : pourquoi agir plutôt que de ne rien faire

 

– Une deuxième conséquence est la perte d’initiative : la procrastination. Au moment d’agir par soi même, le sujet se sent submergé par l’angoisse, il se sent menacé car l’action à entreprendre  semble l’exposer à un danger. Bien que la personne soit consciente de la nécessité d’accomplir certaines tâches, la mise en route est impossible. L’idée est coupée de l’acte à accomplir et ne le prépare pas. La procrastination apparaît  dans un phénomène d’observation courante : la difficulté  à passer d’un contexte à un autre : le changement, le passage, la transition générent de l’angoisse. Le moment du changement perturbe : les départs, les rencontres, la modification de l’activité.

 

– Une troisième conséquence est l’apathie.

Elle est une aggravation de la procrastination

L’action éveille un sentiment d’impuissance car la conduite à tenir pour répondre à l’enjeu de la situation parait impossible à se mettre en route.

L’individu doute de ses capacités mais s’en défend par une volonté de tranquillité « qu’on lui  foute la paix ». Il a peur que l’environnement sollicite trop et  d’être  obligé de répondre. Dans l’apathie il y a souffrance de devoir faire quelque chose pour atteindre un objectif.

Une quatrième conséquence est la perte de contact infraverbale avec autrui.

Il y a perte de dialogue corporel

Le contact sonore crée un malaise (voix monocorde ou sans mélodie)

Le contact visuel est perturbé, l’échange visuel est  angoissant

Le regard d’autrui est source d’angoisse paranoïaque (on me regarde de travers, on me juge) il est une flèche qui transperce ou un puits sans fond (être mangé des yeux)

Inversement l’interlocuteur n’arrive pas à croiser les yeux et à le sentiment de ne pas réussir à entrer en contact.

 

3) La souffrance psycho-sociale

 

– Lorsque la vulnérabilité individuelle rencontre une souffrance d’origine sociale insurmontable, survient alors un syndrome d’auto-exclusion pathologique caractérisé par le sentiment de se  sentir exclu de l’appartenance à la commune humanité.

– le terme auto renvoie à une activité psychique interne qui permet au sujet de s’exclure du monde et de lui-même pour ne pas souffrir ni penser, transformant le « subi » en « agir ».

Il s’agit d’une logique de survie : pour ne pas  souffir l’intolérable, l’individu s’anesthésie pour se couper de sa souffrance

Mais en s’anesthésiant il se coupe en même temps de lui-même, des autres et de son avenir

 

a)    Symptomatologie  de l’auto exclusion

–        l’hypoesthésie corporelle, anosognosie psychique,

●il ne s’agit ni d’hystérie, ni de troubles neurologiques

●c’est une anesthésie destinée à être indifférent à son corps      et ne pas être touché par les émotions qui passent nécessairement par le         corps.

– l’émoussement affectif

● il y a inhibition des émotions et non pas absence d’émotions

● l’individu peut paraître hébété à distance de lui-même et             d’autrui.

– l’inhibition de la pensée.

●il s’agit d’une mise hors circuit de la réflexion et de l’imaginaire par clivage du moi

● l’acuité intellectuelle et le sens commun sont conservés mais la parole est pauvre ou absence

– la déréliction

● il y a rupture active avec la famille et les proches

●la personne passe son temps à couper les ponts avec toutes les personnes avec lesquelles elle était en lien car le lien est devenu intolérable. La solitude est activement entretenue.

 

–        l’errance

● c’est la fuite du lieu (l’ici et maintenant !) et des proches, tout en les conservant paradoxalement à la conscience.

● c’est la vie de l’individu qui ne sait pas où il est parce qu’il ne sait pas où il va. Il est sans attache (c’est-à-dire coupé du passé) et sans but (c’est-à-dire coupé du futur), étranger (y compris à lui-même)

● la perte de soi dans l’errance est souvent cachée derrière un discours factice de liberté et d’indépendance

 

–        l’incurie

● c’est le fait de rester chez soi sans pouvoir habiter son  logement même si c’est un squat

●elle révèle la manière singulière de ne pas habiter

● l’incurie est l’indice du sentiment d’exclusion jusque dans sa forme extrême de perte d’appartenance à l’humanité

●c’est une disparition de soi qui peut aller jusqu’à la mort

● elle se traduit par l’envahissement du lieu de l’habitation par des déchets, soi même devenant déchet et donc disparaissant comme sujet ayant sa dignité sur la scène sociale.

 

–        disparition de la honte

● si dans un premier temps de la souffrance psycho-sociale la honte est omniprésente, dans un deuxième temps elle disparaît, l’individu est sans vergogne, il n’a plus honte de la déchéance affichée.

 

b)   Spécificité du soin et de l’aide

 

Dans la souffrance psychosociale des défenses paradoxales contre l’effondrement et l’agonie psychique se mettent en place et  rendent difficile le soin apporté aux personnes en situation de précarité.

1) La première défense paradoxale est la non demande : plus la personne va mal psychiquement, moins elle est en capacité de demander de l’aide que ce soit sur le plan social, médical ou psychologique.

● on peut parler de renoncement à l’aide  qu’il est possible parfois de contourner lorsque la demande est portée par un tiers de confiance ou lorsque le soignant va vers le patient en exprimant sa volonté de l’aider (notion d’aller vers de la sollicitude)

● la sollicitude doit éviter les deux extrêmes de la demande explicite et du droit à l’ingérance.

 

2) La deuxième défense paradoxale est la réaction thérapeutique négative : plus le soignant aide la personne et plus la personne va mal. Plus la situation s’améliore sur le plan social, plus la  personne se dégrade psychiquement.

● cette défense met en évidence la prudence à avoir dans le désir de changer rapidement la situation de la personne aidée.

 

3) La troisième défense paradoxale est l’inversion des demandes aboutissant au syndrome de « la patate chaude »

● demandes psychologiques et confidences adressées au travailleur social

● demande sociale adressée au médecin

● demande médicale adressée au psychologue

 

Cette défense est liée à la grande difficulté à parler de sa souffrance sans s’effondrer. Elle permet de l’adresser à la bonne personne en la déposant dans le psychisme d’un tiers qui sera alors implicitement chargé de l’amener à bonne destination.